Archives des Entrevues - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/philosophie/entrevues-philosophie/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 18 Oct 2023 01:45:15 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.1 Entre créativité et éco-anxiété https://www.delitfrancais.com/2023/10/18/entre-creativite-et-eco-anxiete/ Wed, 18 Oct 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52822 Rencontre avec Florence K et Nessa Ghassemi-Bakhtiar.

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La Société des arts technologiques (SAT), en collaboration avec l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a présenté cette fin de semaine la conférence En Équilibre : l’éco-anxiété, moteur de transformation créative. Celle-ci était animée par Florence K, musicienne, animatrice radio et étudiante au doctorat en psychologie à l’UQAM, et par Nessa Ghassemi-Bakhtiar, conférencière, diplômée de McGill en déterminants socio-écologiques de la santé, aussi étudiante au doctorat en psychologie à l’UQAM.

Le Délit (LD) : Dans plusieurs publications et entrevues, vous dites, Nessa, que l’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux. Pourriez-vous donc expliquer en quoi cela consiste?

Nessa Ghassemi-Bakhtiar (NGB) : Il y a énormément de définitions de l’éco-anxiété dans la littérature, mais celle qui nous rejoint le plus (quand je dis nous, je veux parler du collectif de personnes qui travaillent sur les questions de l’adaptation psychologique au changement climatique), c’est de dire que ça inclut une variété de réponses émotionnelles, cognitives et comportementales face à la prise de conscience des changements climatiques. Ça comprend l’anxiété, qui est orientée vers le futur, mais lorsqu’on dit que ce n’est pas un trouble anxieux, c’est parce qu’un trouble anxieux, ou l’anxiété en général, est associé à la pensée catastrophique. Pourtant, en ce moment, les catastrophes sont très réelles et ce qui est projeté l’est également. Donc, l’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux, parce qu’on n’est pas en train de se faire des idées trop grandioses de ce qui s’en vient. Pour moi, ce qui est important à retenir, c’est que l’éco-anxiété est une réponse qui est saine et adéquate face à l’ampleur des enjeux des changements climatiques.

LD : Vous donnerez ensemble une conférence les 14 et 15 octobre sur l’éco-anxiété et la créativité. D’où est venue l’idée de jumeler ces deux sujets?

Florence K (FK) : Je pense que l’idée est venue d’un désir qu’avait la SAT de parler d’anxiété. L’anxiété, c’est sur toutes les lèvres. L’éco-anxiété commence à faire partie de la réalité de beaucoup de jeunes personnes, et de moins jeunes aussi. J’ai pensé à Nessa, qui est en train de faire sa thèse sur les déterminants de l’éco-anxiété chez les jeunes. Ce n’est pas du tout ma spécialisation. Moi, je la connais seulement pour l’avoir ressentie. Au doctorat, c’est sur la créativité que je travaille. Donc, on a cherché, ensemble et avec la SAT, comment on pouvait arrimer ces deux thèmes-là qui nous tiennent à cœur. Puis, la solution s’est imposée d’elle-même : l’éco-anxiété fait appel à nos ressources créatives pour trouver les solutions face aux changements climatiques, mais aussi par rapport à la manière de vivre notre éco-anxiété. Donc, la conférence va alterner entre Nessa et moi : elle va apporter tout son savoir sur l’éco-anxiété et moi le mien sur la créativité. Avec une rencontre entre ces deux sujets, on veut essayer d’amener quelque chose de nouveau et de positif à tout ça.

« L’éco-anxiété n’est pas un trouble anxieux, parce qu’on n’est pas en train de se faire des idées trop grandioses de ce qui s’en vient »

Nessa Ghassemi-Bakhtiar


LD : Vous êtes toutes les deux artistes, à votre manière. Est-ce que vos créations sont influencées par votre éco-anxiété? Si oui, comment?

NGB : Je dirais que ça fait longtemps que je ne me suis pas identifiée comme artiste! Depuis que je suis retournée aux études en psychologie, on dirait que j’ai un peu abandonné ce titre-là. Quelque chose qui a été vraiment difficile pour moi, c’est que je suis passée du Cégep, où je suivais beaucoup de cours dans le domaine artistique, que ce soit de théâtre ou d’écriture créative, à un baccalauréat en environnement à McGill, où j’ai un peu perdu ces habitudes-là, parce que ce n’était pas intégré dans mon parcours. C’est déjà exigeant, faire des études supérieures, et à ce moment-là, je vivais probablement ce qu’on définirait aujourd’hui comme l’éco-anxiété. C’était de 2011 à 2015, quand on ne parlait pas encore d’éco-anxiété dans le monde environnemental. Dans mes cours d’anthropologie, j’ai eu la chance de reconnecter en quelque sorte avec la fibre créative, à travers l’anthropologie visuelle. C’est ainsi que j’ai voulu explorer la possibilité de créer, de contribuer à des changements sociaux à travers la création. Je dirais que maintenant, la créativité, j’ai appris à l’utiliser autrement que par la production artistique. C’est d’ailleurs quelque chose que l’on abordera dans la conférence. J’aime quand même faire de la photo, de la vidéo, de la danse, mais je ne me mets pas la pression de canaliser mon énergie dans la production artistique, comme je le faisais avant.

FK : De mon côté, quand je donne des concerts ou que je travaille avec des groupes, j’ai l’impression que même si tout ce qui se passe dans le monde est vraiment terrible sur le plan des changements climatiques, même si ça peut tuer l’espoir par moments, être en symbiose avec la musique et avec d’autres personnes à travers la musique fait renaître l’espoir. C’est comme si ça m’accordait des moments où je crois en l’humanité, et qu’en travaillant ensemble, en construisant quelque chose ensemble, on peut encore ressentir cette flamme-là. C’est vraiment une expérience que je partage à chaque fois que je fais de la musique avec quelqu’un, puis à chaque fois que je fais de la musique pour des gens. C’est l’idée qu’eux aussi me donnent quelque chose, par leur écoute et par le fait qu’ils soient là, ensemble. La musique, c’est vraiment devenu une façon de me donner des breaks de pensées anxieuses et de doctorat aussi, entre autres! On va en faire l’expérience dans la conférence. Il va y avoir un moment où on va expérimenter la musique tous ensemble, le public, Nessa et moi, pour ressentir comment ça peut faire du bien.

« Être en symbiose avec la musique et avec d’autres personnes à travers la musique fait renaître l’espoir »


Florence K


LD : Pensez-vous qu’un jour il va falloir, en quelque sorte, induire l’éco-anxiété chez les gens, pour engendrer une mobilisation? Est-ce que cela serait efficace ou nécessaire?

NGB : Je dis souvent que la réponse normale à la prise de conscience des enjeux climatiques et environnementaux, c’est l’éco-anxiété. Il faut faire attention, il y a tout un discours sur le fait de jouer avec les émotions. Je pense qu’il faut qu’on crée d’abord l’espace pour vivre l’éco-anxiété et les émotions qui lui sont relatives, comme la peur et la colère. Cet espace-là, je pense qu’il n’existe pas en ce moment. Je pense que nous ne sommes pas équipés, en tant que société, pour gérer nos émotions tout court. Donc, utiliser les émotions pour manipuler les gens, par exemple dans l’adoption des changements radicaux nécessaires pour faire face aux dérèglements climatiques, c’est une mauvaise tactique à avoir en ce moment. Notre cerveau est fait pour garder le statu quo. Par exemple, si on fait peur aux gens avec des informations sans leur dire ce qu’il faut en faire, c’est normal que pour plusieurs, le mécanisme de défense soit de penser que les informations sont exagérées. Le problème, c’est que la science et les informations par rapport aux changements climatiques ne sont pas exagérées. La mission que je suis en train de construire autour du travail que je fais, c’est d’éduquer, d’informer et de transmettre des connaissances sur la fonction qu’ont les émotions. On a donné des connotations négatives à certains sentiments, dont la culpabilité. « Comment parler des changements climatiques sans générer la culpabilité? », c’est quelque chose qu’on en- tend souvent. Mais selon moi, la culpabilité a une fonction. Elle t’informe sur quelque chose qui t’importe. Si tu te sens coupable, c’est peut-être parce que tu n’es pas en train de faire quelque chose qui concorde avec ton bien-être ou tes valeurs. En tant que société, on a fait en sorte que ces émotions, soi-disant négatives ou inconfortables, soient réprimées. Je préfère utiliser « inconfortables » parce que c’est de l’inconfort qui est généré. Et jusqu’à un certain point, je suis d’accord qu’il faut produire l’inconfort chez les gens, mais il faut que ça soit fait dans un espace qui est capable de mener vers l’utile. Tout comme la créativité d’ailleurs, qui nécessite l’espace mental nécessaire pour en faire usage.

« Notre cerveau est fait pour garder le statu quo »


Nessa Ghassemi-Bakhtiar

LD : Sur une note un peu plus légère, comment vous êtes- vous rencontrées?

FK : Nessa fait partie de la cohorte qui a une année de plus que moi au doctorat. Elle avait organisé un midi causerie pour les nouveaux étudiants de notre section, deux mois avant que le doc commence. [En parlant à Nessa] T’étais super engagée, déjà tu parlais et j’ai fait « Wow »! J’ai vraiment une admiration pour les gens qui ont une grande force de mobilisation, qui ont des valeurs et des choses qu’ils veulent amener dans la société. Ce n’est pas évident non plus, un sujet comme l’éco-anxiété, c’est quelque chose qui n’est pas facile à gérer pour beaucoup de gens. Et moi j’ai juste trouvé ça vraiment hot que Nessa travaille là-dessus. On avait aussi des enjeux dont on parlait ensemble, par exemple par rapport à l’exode des psychologues dans le réseau public, qui est une cause qui me tient vraiment à cœur. Puis, je suis entrée dans le comité exécutif de l’association générale des étudiants en psychologie des cycles supérieurs (AGEPSY-CS), dont Nessa est la présidente.

NGB : On a connecté sur des valeurs communes, de justice sociale, entre autres.

FK : C’est amusant d’avoir des amis au doctorat, parce qu’on devient parfois très isolé dans notre travail. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le comité exécutif de l’AGEPSY-CS, pour faire des rencontres et pouvoir échanger. C’est une façon de tisser un réseau dans un pro- gramme où on est très dispersé.

NGB : On s’est rejointes sur cette nécessité de recréer un sentiment d’appartenance, post-pandémie, avec quelque chose de plus grand que nous, en tant qu’individus.

FK : Et c’est intéressant de pouvoir mettre nos deux champs de spécialisation ensemble, puis de voir qu’en fin de compte, les sujets peuvent se tisser ensemble.

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De l’importance de la fiction morale https://www.delitfrancais.com/2022/02/16/de-limportance-de-la-fiction-morale/ Wed, 16 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47291 Deuxième partie de notre entrevue avec le philosophe moral François Jaquet.

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Le Délit s’est entretenu avec François Jaquet, maître de conférences en éthique à l’Université de Strasbourg, pour parler de son travail, d’éthique animale et de métaéthique. Voici la deuxième partie de cette entrevue, qui aborde les thèmes de la métaéthique et de la nature des jugements moraux. Pour lire la première partie de l’entrevue, consultez: L’éthique animale sous la loupe.

Le Délit (LD): Vous avez coécrit un ouvrage avec Hichem Naar, Qui peut sauver la morale?, traitant de métaéthique. Avant tout, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la métaéthique?

François Jaquet (FJ): La métaéthique est l’étude des questions philosophiques – mais non morales – au sujet de la morale. Ce sont des questions non morales parce qu’en métaéthique, on ne se demande pas si la torture ou le mensonge sont immoraux ou si on a un devoir d’assistance à une personne en danger. Ça, ce sont des questions pour l’éthique normative.

En métaéthique, on va plutôt se poser ce genre de questions: De quels types d’états mentaux relèvent les jugements moraux? Sont-ils des croyances qui ont la prétention de représenter le monde ou sont-ils plutôt des désirs qui nous pousseraient à modifier le monde? Une autre question très importante est: Les faits moraux existent-ils? On en parlera peut-être plus tard.

LD: Quelle est la problématique principale de votre ouvrage?

FJ: Son point de départ est ce qu’on appelle la «théorie de l’erreur», selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. Cette théorie est composée de deux affirmations.

D’une part, elle affirme que les jugements moraux sont des croyances qui portent sur des faits à la fois objectifs et non naturels. Quand je dis que la torture est immorale, mon jugement est une croyance – je crois que la torture est immorale. Cette croyance prétend représenter un fait – le fait que la torture est immorale. Et ce fait, s’il existe, est objectif et non naturel – il ne dépend pas des attitudes de qui que ce soit, et ce n’est pas le genre de fait qu’on pourrait découvrir au moyen d’une science empirique comme la psychologie. 

D’autre part, la théorie de l’erreur affirme que ces faits objectifs et non naturels n’existent pas. Le fait que le torture est immorale n’existe pas, si bien que la croyance que la torture est immorale est fausse. De manière plus générale, tous les jugements moraux présupposent l’existence de faits moraux non naturels et objectifs. Or, il n’y a pas de faits non naturels et objectifs. Par conséquent, tous les jugements moraux sont faux. 

L’ouvrage commence donc avec une thèse un peu inquiétante. La morale est menacée, et on va se demander quelle théorie métaéthique pourrait tirer des griffes de la théorie de l’erreur. On envisage ensuite toutes les autres théories métaéthiques comme des tentatives de «sauver la morale».

«À choisir, je souscrirais à une variante locale de la théorie de l’erreur, qui vous dit que tous les jugements moraux sont faux mais que certains jugements prudentiels sont vrais»

François Jaquet

LD: Est-ce que la théorie de l’erreur est un peu comme un nihilisme éthique?

FJ: Parfois, on appelle la théorie de l’erreur «nihilisme moral». Personnellement, j’utilise peu cette expression parce que le terme «nihilisme» est un peu ambigu entre la théorie de l’erreur et ce qu’on appelle l’antiréalisme. L’antiréalisme est la thèse selon laquelle les faits moraux n’existent pas. Ça, c’est une partie de la théorie de l’erreur. Mais vous avez aussi des gens qui pensent que les faits moraux n’existent pas et qui rejettent simultanément la théorie de l’erreur: les non-cognitivistes. Dans la famille antiréaliste, vous avez donc les théoriciens de l’erreur qui vous disent que les jugements moraux sont des croyances, et que ces croyances sont fausses, et les non-cognitivistes, qui vous disent que les jugements moraux ne sont même pas des croyances. Pour ces derniers, les jugements moraux sont juste des désirs. Puisque les désirs ne peuvent pas être vrais ou faux, les jugements moraux ne sont pas faux. En un sens du terme «nihilisme», les non-cognitivistes sont aussi des nihilistes.

LD: Si on conclut que la théorie de l’erreur est correcte et que tous les jugements moraux sont faux, est-ce qu’on a quand même intérêt à faire semblant de croire à une théorie morale pour continuer à vivre en société?

FJ: C’est une question très controversée. Il y a plusieurs raisons de penser qu’on n’a pas intérêt à faire cela. La raison principale est qu’il est possible que la théorie de l’erreur se généralise au-delà de la morale pour couvrir tout le domaine normatif. Peut-être que non seulement les jugements moraux sont faux, mais que les jugements prudentiels le sont aussi – c’est-à-dire, les jugements que je dois faire parce que c’est bon pour moi. Si c’est le cas, alors il ne peut pas être dans notre intérêt de faire comme s’il existait des vérités morales, car nous n’avons pas vraiment intérêt à quoi que ce soit. Il y a donc des gens qui pensent que tout ce débat sur ce qu’on devrait faire si on accepte la théorie de l’erreur n’a aucun sens, car si on accepte la théorie de l’erreur, il n’y a rien qu’on devrait faire. Moi, à choisir, je souscrirais plutôt à une variante locale de la théorie de l’erreur, qui vous dit que tous les jugements moraux sont faux mais que certains jugements prudentiels sont vrais.

Alexandre Gontier | Le Délit

LD: Il s’agit de votre thèse de doctorat, n’est-ce pas?

FJ: En effet, j’en parlais dans ma thèse de doctorat. Sur ces questions, la théorie que j’aime bien s’appelle le fictionnalisme. C’est l’idée selon laquelle on devrait accepter la morale comme une fiction. Concrètement, ça veut dire qu’on devrait adopter – ça se traduit très mal en français – une attitude de «make believe» vis-à-vis des propositions morales. Il ne s’agirait pas de croire que la torture est immorale, par exemple, mais de prétendre que la torture est immorale. Dans la vie de tous les jours, il faudrait accepter la proposition que «la torture est immorale» comme si on y croyait, mais il faudrait rejeter cette proposition dans un contexte plus critique comme celui d’un séminaire de métaéthique. En clair, dans la vie de tous les jours, les croyances et les make-beliefs se manifestent de la même manière.

La raison pour laquelle il serait rationnel – prudentiellement rationnel – d’agir ainsi, c’est que la morale remplit quand même un certain nombre de fonctions. En particulier, elle nous permet de renforcer notre volonté. En règle générale, il est plutôt dans notre intérêt d’agir moralement – si je commence à traiter les autres n’importe comment, c’est sûr que ça va me retomber sur le coin de la figure. Prudentiellement, j’ai plutôt intérêt à faire comme s’il y avait des vérités morales objectives. 

LD: Donc, en gros, vous proposez de vivre une farce?

FJ: [Rires] Je ne sais pas s’il faudrait vraiment décrire ça comme une farce. Pour réfléchir à cette question avec une analogie, vous pourriez être théoricien de l’erreur en philosophie des mathématiques: vous pensez que les jugements mathématiques présupposent l’existence des nombres, mais qu’en fait les nombres n’existent pas, et vous en concluez que tous les jugements mathématiques sont faux. Dans la vie de tous les jours, c’est sûr qu’au moment de payer votre repas au restaurant, vous n’allez pas dire que l’addition est fausse [rires]. Au quotidien, c’est super important de continuer de faire comme s’il y avait des vérités mathématiques. On peut peut-être appeler ça une farce, mais c’est une farce qui est tellement importante qu’il faut vraiment faire comme si elle était vraie.

LD: «Importante», au sens prudentiel?

FJ: Oui, au sens prudentiel. Quelqu’un qui cesserait complètement de former des jugements mathématiques sous prétexte d’une théorie de l’erreur mathématique aurait clairement une vie difficile. Prudentiellement, il est important de continuer de faire des jugements mathématiques. L’idée est un peu la même avec les jugements moraux.

«Il est possible que des faits moraux objectifs et non naturels existent et que certains jugements moraux soient vrais»

François Jaquet

LD: En revenant un peu à l’ouvrage, quelle est votre conclusion finale? Est-ce que vous concluez que la théorie de l’erreur est la seule théorie qui survit à tous les tests et à toutes les critiques? Ou est-ce qu’on peut trouver quelque chose d’autre?

FJ: Lorsqu’on écrit à deux, c’est toujours un peu un compromis à la fin. Mais là, ce qui s’est passé est encore mieux qu’un compromis. Au départ, Hichem était plutôt non naturaliste: il pensait que les jugements moraux présupposent l’existence de faits moraux non naturels, que ces faits-là existent, et donc que certains jugements moraux sont vrais. Moi, j’étais plutôt un théoricien de l’erreur. J’ai l’impression qu’au cours de la rédaction du bouquin, on s’est comme rejoints au milieu. À la fin, le livre reflétait assez bien ce qu’on pensait tous les deux: s’il y a une théorie métaéthique capable de sauver la morale, c’est le non-naturalisme, même si on n’est pas très sûrs.

On procède de la manière suivante. Dans un premier temps, on évacue la théorie qui nous paraît la moins plausible: le non-cognitivisme, l’idée selon laquelle les jugements moraux sont uniquement des désirs et n’ont pas la prétention de représenter la réalité. On élimine cette théorie pour des raisons sémantiques, qui relèvent de la philosophie du langage. Pour le dire vite, les énoncés moraux se comportent vraiment comme des énoncés descriptifs, qui expriment des croyances.

Ensuite, on s’intéresse au subjectivisme, l’idée selon laquelle les jugements moraux sont des croyances à propos de faits subjectifs, des faits qui dépendent des attitudes d’un ou plusieurs sujets. Selon une variante de cette théorie, quand je juge que la torture est immorale, je décris simplement le fait que je désapprouve personnellement la torture. Cette théorie aussi, on l’évacue assez vite.

Puis, on aborde le naturalisme. D’après cette théorie, les jugements moraux sont des croyances qui portent sur des faits cette fois-ci objectifs et naturels, le genre de faits que les sciences étudient. La croyance que la torture est immorale serait du même ordre que la croyance que la torture cause de grandes souffrances. Ce qu’on reproche à cette théorie, en un mot, c’est de ne pas rendre compte de la normativité des faits moraux.

Finalement, on étudie le non-naturalisme, une théorie assez minoritaire. D’après le non-naturalisme, les jugements moraux sont des croyances qui portent sur des faits objectifs et non naturels. Toute la question est alors de savoir si ces faits existent. Il nous semble que cette question est la plus difficile. Il y a pas mal d’objections à l’existence de ces faits, mais aucune de ces objections ne nous satisfait vraiment. On conclut donc qu’il est possible que des faits moraux objectifs et non naturels existent et que certains jugements moraux soient vrais.

LD: Donc, vous acceptez le réalisme non naturaliste de façon préliminaire, en attendant de meilleures critiques?

FJ: Oui, on pourrait dire ça.

LD: Je trouve ça vraiment intéressant parce que je pensais toujours que lorsqu’on commence à écrire un livre, on a déjà toutes les réponses et on fait juste les condenser ou les expliquer de façon à ce que plus de gens puissent comprendre. Mais vous, vous avez écrit ce livre pendant que vous cherchiez les réponses.

FJ: Je ne sais pas si c’est exactement ça. Je dirais que, quand on écrit un livre, on croit qu’on a toutes les réponses, et puis au fur et à mesure on se rend compte que c’est plus compliqué que ce qu’on pensait. On n’était pas toujours d’accord et on a quand même pas mal changé d’avis en cours de route, contrairement à nos attentes.

LD: Mais vous vous êtes quand même accordés pour écrire ce livre, même si vous n’étiez pas d’accord. Comment est-ce possible?

FJ: Il doit y avoir une part d’irrationalité! [rires]

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L’éthique animale sous la loupe https://www.delitfrancais.com/2022/02/09/lethique-animale-sous-la-loupe/ Wed, 09 Feb 2022 13:00:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47035 Première partie de notre entrevue avec le philosophe moral François Jaquet.

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Le Délit s’est entretenu avec François Jaquet, maître de conférences en éthique à l’Université de Strasbourg, pour parler de son travail, d’éthique animale et de métaéthique. Voici la première partie de cette entrevue, qui aborde les thèmes de l’éthique animale et des normes morales. Les propos ont été condensés à des fins de présentation.

Le Délit (LD): Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, parlez-nous un peu de vous. Quel est votre parcours? Et qu’est-ce qui vous a amené à étudier l’éthique, en particulier la métaéthique et l’éthique animale?

François Jaquet (FJ): J’ai grandi en Suisse, à Genève, et autour de l’âge de 18 ans, je suis devenu végane. Il se trouve que j’ai rencontré quelques personnes qui étaient véganes et plus ou moins antispécistes, et l’antispécisme m’est un peu apparu comme une évidence. J’en parle parce que c’est à cette époque-là que s’est développé mon intérêt pour la philo. Après avoir passé ma «matu» [diminutif de «maturité», l’examen de fin d’études du lycée en Suisse, ndlr], j’ai pourtant fait une licence en sciences politiques car l’Université de Genève m’aurait obligé à étudier une langue si je voulais faire de la philosophie, et – il faut dire ce qui est – j’étais un peu nul en langues. C’est seulement plus tard que je me suis redirigé vers la philosophie, d’abord en faisant un bout de bachelor puis un doctorat au département de philosophie de l’Université de Genève. Ma thèse portait sur la «théorie de l’erreur», selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. J’ai défendu l’idée que même si l’on accepte cette théorie, on peut néanmoins continuer de faire des jugements moraux et adopter une genre de fiction morale – et plus particulièrement, une fiction utilitariste. Là, ça fait trois ans que je fais plutôt de l’éthique animale et que je m’intéresse plus particulièrement à la notion de spécisme.

LD: Parlons donc d’abord de spécisme. Le spécisme, c’est quoi?

FJ: Le spécisme, comme je le comprends, est une forme de discrimination basée sur l’appartenance d’espèce. C’est-à-dire qu’on est spéciste quand on traite certains individus moins bien que d’autres, et que cette différence de traitement s’explique par l’espèce à laquelle les individus appartiennent.

LD: Le spécisme est-il différent de l’anthropocentrisme?

FJ: J’aime bien dire qu’il y a une différence entre le spécisme et l’anthropocentrisme. Le spécisme, c’est traiter certains individus mieux que d’autres selon l’espèce à laquelle ils appartiennent. Mais ça peut être n’importe quelle espèce: on peut traiter certains animaux mieux que d’autres parce qu’ils sont des chiens plutôt que des cochons, par exemple. L’anthropocentrisme, en revanche, c’est vraiment traiter les êtres humains mieux que les autres animaux du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent.

«On grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux»

François Jaquet

LD: Je vois, donc l’anthropocentrisme serait juste une sous-catégorie du spécisme. Est-ce que le spécisme est l’équivalent animal, en quelque sorte, du sexisme ou du racisme?

FJ: C’est une bonne approche de définir le spécisme de manière à le faire correspondre au racisme et au sexisme, mais cette fois-ci sur le plan de l’espèce. Si votre définition du spécisme est complètement différente de la bonne définition du racisme, alors vous n’avez pas une bonne définition du spécisme. 

LD: Mais il y a quand même des différences entre le spécisme et, disons, le racisme, n’est-ce pas? Vous en avez parlé pendant la Conférence étudiante sur le droit animal et environnemental. Par exemple, le racisme se définit parfois comme «la croyance que les races existent». Mais le spécisme, ce n’est pas exactement la croyance que les espèces existent…

FJ: Il y a vraiment pleins de choses différentes qu’on appelle «racisme» en philosophie. On peut parler de préjugés racistes – ça, c’est clairement une croyance –, on peut parler de discriminations racistes – ce qui est plutôt une disposition comportementale… On pourrait tracer le même genre de distinctions pour le spécisme. Mais la forme de spécisme qui a le plus intéressé les philosophes, c’est le spécisme comme discrimination, donc comme traitement inégal.

Voir aussi: Pour un véganisme de sollicitude

LD: Sommes-nous tous des spécistes?

FJ: Non, pas forcément. Si le spécisme est le fait de discriminer selon l’espèce, de traiter certains individus moins bien que d’autres du fait de l’espèce à laquelle ils appartiennent, on peut très bien imaginer des individus qui ne font pas ça. En tout cas, il y a pas mal d’individus qui essayent de ne pas faire ça. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils y arrivent toujours.

«Les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions»

François Jaquet

LD: Je reformule un tout petit peu la question: avons-nous tous des instincts spécistes?

FJ: Je pense que oui. Comme pour tous les phénomènes sociaux, je pense qu’il y a deux types d’explication pour le spécisme. Le premier type est plutôt culturel, ou environnemental: c’est sûr qu’on grandit tous dans une culture où on nous encourage à privilégier les humains par rapport aux autres animaux. L’effet de la culture, on le voit assez bien quand on regarde ce qui se passe dans le développement des enfants. Il y a des études assez récentes qui montrent que les enfants sont un peu spécistes, mais beaucoup moins que les adultes. Là, on voit quand même l’impact de la culture. 

Puis, l’autre facteur, à mon avis, est ce qu’on appelle le tribalisme. Le tribalisme, c’est cette disposition qu’on a à peu près tous à privilégier les membres des groupes sociaux auxquels on appartient. [Cette disposition] a l’air d’être innée et est probablement inscrite dans notre génétique. C’est pour cette raison que ça s’appelle tribalisme d’ailleurs, parce que c’est un trait de caractère qu’on a hérité de nos ancêtres tribaux. Lorsqu’on vivait tous dans des tribus, cela nous fournissait vraiment un avantage reproductif de savoir identifier et privilégier les membres de notre groupe et de développer des dispositions négatives vis-à-vis des membres des autres groupes. Aujourd’hui, même si les tribus ont disparu, il est probable que cette disposition explique l’existence du racisme. La race – ou l’ethnie – est simplement devenue un nouveau marqueur de l’appartenance à un groupe. Mais l’espèce aussi est un marqueur très saillant.

Ces deux facteurs font en sorte que, dans notre société, si vous ne vous posez pas la question, vous avez toutes les chances d’être spéciste.

LD: Est-ce que les animaux sont spécistes?

FJ: Ça dépend en bonne partie de la définition qu’on adopte du spécisme. Si vous dites simplement que le spécisme consiste à traiter certains individus mieux que d’autres en fonction de l’espèce à laquelle ces individus appartiennent – la définition que je privilégie –, vous êtes peut-être obligé de dire que certains animaux sont spécistes. Ce sera le cas si certains animaux discriminent selon l’espèce.

Il y a des gens qui ont envie de résister à cette implication en disant que le spécisme est un traitement inégal et injuste en fonction de l’espèce. Si on dit ça, alors on ne peut pas dire que les animaux sont spécistes puisque les animaux ne sont pas des agents moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un chat a mal agi en tuant une souris, par exemple, car les chats ne sont pas moralement responsables. Même s’ils peuvent discriminer selon l’espèce, ils ne peuvent pas discriminer de manière injuste selon l’espèce; cela ne peut être immoral.

L’entrée des animaux à l’arc de Noah, Jan Bruegel de Elder

LD: Donc seuls les «agents moraux» peuvent être les agents d’une injustice. Mais comment détermine-t-on qui est un agent moral et qui n’en est pas un?

FJ: C’est aussi un sujet assez controversé, mais j’ai ma petite théorie sur la question. Je pense que pour être un agent moral – donc, pour avoir des devoirs moraux –, il faut maîtriser les concepts moraux. Ça veut dire qu’il faut être capable de délibérer en termes moraux. Ça n’a aucun sens de dire qu’un individu a bien ou mal agi moralement s’il n’a pas les concepts de «moralement bon» ou «moralement mauvais».

Pour pouvoir maîtriser et utiliser les concepts moraux, je pense qu’il faut être capable de distinguer les normes morales des autres types de normes – par exemple, des normes dites «conventionnelles». Un exemple de norme conventionnelle: en France, on roule à droite sur la route tandis qu’en Angleterre, on roule à gauche. Les normes conventionnelles dépendent d’une décision collective mais pourraient être complètement différentes si on en avait décidé différemment. Les normes morales ne sont pas comme ça: la torture resterait immorale même si on décidait tous ensemble qu’elle est acceptable. Les normes morales sont non conventionnelles et, pour maîtriser les concepts moraux, il faut savoir faire cette distinction. Il faut pouvoir dire: «Ah oui, la norme selon laquelle la fourchette doit être posée à gauche, ce n’est pas une norme morale».

C’est important parce que jusqu’à un certain âge, les enfants sont incapables de faire cette distinction. Jusqu’à un certain âge, ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux et ne sont donc pas des agents moraux. Les animaux non plus. Il y a des normes sociales qui s’appliquent aux animaux, mais il est très peu probable qu’ils arrivent à distinguer une norme conventionnelle et une norme non conventionnelle. Donc, on ne peut pas dire que les animaux ont des devoirs moraux.

LD: Donc, il y a même des humains adultes qui ne sont pas des agents moraux?

FJ: Ça aussi, c’est assez controversé, mais il y a des études qui montrent que les psychopathes ne sont pas capables de faire ce genre de distinction. Ils vous expliqueront par exemple qu’il est mal de torturer quelqu’un «parce que c’est interdit par la loi». Mais la loi est une norme conventionnelle. Ils expliquent donc une faute morale par une convention, ce qui montre qu’ils ne maîtrisent pas vraiment les concepts moraux. Pour cette raison, il y a des philosophes qui disent que les psychopathes ne sont pas des agents moraux. C’est un peu bizarre parce qu’on a envie de dire qu’un tueur en série est moralement un salaud. Mais s’il ne maîtrise pas les concepts moraux, on fait peut-être la même erreur qu’on ferait si on disait que les avalanches ou les tsunamis sont immoraux.

LD: Est-ce qu’on peut mettre un «degré» à cette agentivité morale? Je m’explique: on pourrait argumenter que la religion, dans certains cas, nous force à ne pas faire la distinction entre une norme conventionnelle et une norme morale. L’homosexualité, par exemple, peut être considérée comme une faute morale d’après la religion, alors que vous argumenteriez certainement personnellement que c’est plutôt une faute conventionnelle. Et donc, pour ces adultes qui ne savent pas faire la différence entre une faute morale et une faute conventionnelle dans le cas spécifique de l’homosexualité, est-ce qu’on peut dire qu’ils ne sont pas des agents moraux?

FJ: Je pense qu’il faut quand même rendre compte de la possibilité pour les gens de faire d’authentiques erreurs morales. Je pense que les catholiques qui pensent que l’homosexualité – pour reprendre votre exemple – est immorale ne sont pas forcément en train de confondre les normes conventionnelles et les normes morales. Eux pensent vraiment que l’homosexualité est immorale, indépendamment de ce que dit l’Église catholique. Leur erreur est authentiquement morale. Il ne s’agit pas d’une confusion conceptuelle. Si, par contre, ils vous expliquent que l’homosexualité est immorale parce qu’elle est condamnée par l’Église catholique, alors là, ils confondent les deux types de normes. Mais je ne pense pas que ce soit ça exactement que pensent les homophobes catholiques. Selon eux, l’homosexualité est immorale, et c’est un fait qui transcende les conventions, et l’Église catholique ne fait que reconnaître ce fait.

Poker Game, Cassius Marcellus Coolidge

LD: Si j’ai bien compris, ce qui distingue un humain qui est un agent moral d’un humain qui ne l’est pas, c’est qu’un agent moral a la capacité de reconnaître l’existence de normes morales. Tout le monde aurait la capacité de reconnaître les normes conventionnelles – même les psychopathes – mais les agents moraux sont capables de distinguer ces normes conventionnelles des normes morales, même si, au cas par cas, ils peuvent se tromper. Est-ce bien ça?

FJ: Oui, les agents moraux se rendent compte qu’il y a des normes qui transcendent les conventions. Après, vous dites que «tout le monde se rend compte qu’il y a des normes conventionnelles», mais ça, je ne suis plus exactement sûr de savoir comment ça se passe au cours du développement des enfants. C’est possible que les normes prudentielles viennent avant les normes conventionnelles.

LD: C’est quoi, une norme prudentielle?

FJ: Une norme prudentielle, c’est ce que je dois faire – ou ce qu’il est rationnel pour moi de faire – parce que c’est bon pour moi. Prenons un enfant qui sait qu’il ne doit pas faire une bêtise s’il ne veut pas être puni. Il est conscient de cette norme, mais s’il doit l’expliquer, il le fera en termes de «si je fais [cette bêtise], je vais me faire punir». Là, ce n’est pas encore une norme conventionnelle; c’est seulement une norme prudentielle. Et les normes prudentielles fonctionnent un peu indépendamment des conventions.

En clair, les normes prudentielles et les normes morales sont toutes deux non conventionnelles. Mais comment les différencier? Parce que les psychopathes, par exemple, sont tout à fait capables de maîtriser les normes prudentielles – ils savent très bien ce qui est bon pour eux – mais ne peuvent pas distinguer les normes conventionnelles des normes morales. Une manière de tracer la distinction, c’est de dire que les normes prudentielles, elles, dépendent toujours des désirs de l’individu – l’enfant ne devrait pas faire de bêtise parce qu’il ne veut pas être puni. Les normes morales, quant à elles, sont vraiment beaucoup plus indépendantes des désirs de l’agent – on se soucie assez peu des désirs d’Hitler avant de condamner l’Holocauste.

«Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide»

François Jaquet

LD: Une dernière question concernant l’éthique animale: si l’on part de la prémisse que les humains – ou du moins les agents moraux – ont la responsabilité d’intervenir lors d’une injustice, est-ce qu’alors les humains ont la responsabilité de ne pas intervenir dans le monde animal puisque les animaux ne sont pas capables d’une injustice?

FJ: On parle ici d’un devoir d’assistance. Mon impression, c’est que les devoirs d’assistance sont, en règle générale, indépendants de la cause de la souffrance de l’individu, du fait que cette souffrance soit due à une action immorale ou pas. Si un individu souffre, le simple fait qu’il souffre me semble une raison suffisante pour moi de lui venir en aide, qu’il souffre parce qu’on lui a fait du mal ou parce qu’il est victime d’un événement naturel. 

De ce point de vue, les animaux qui sont victimes de la prédation méritent aussi qu’on leur vienne en aide. Ils ne sont pas victimes d’un agent moral, mais le fait qu’ils souffrent me donne une raison d’intervenir. Qu’ils soient victimes de la prédation, d’une avalanche ou d’un chasseur, peu importe.

LD: En ce sens, vous rejoignez peut-être les théoriciens moraux de la vertu: il n’y a pas nécessairement des impératifs catégoriques, comme chez Kant, mais plutôt des attitudes vertueuses? Donc, si l’on voit un animal qui souffre, la chose vertueuse à faire, ce serait de lui venir en aide.

Voir aussi: Aristote et l’éthique de la vertu

FJ: Je pense que si on voit un animal qui souffre, et qu’aucune raison importante ne s’oppose à lui venir en aide, il y a un impératif catégorique qui nous impose de lui venir en aide. Et je pense que l’existence d’un tel devoir est plausible indépendamment de la théorie morale à laquelle on souscrit. C’est vrai pour un déontologiste: les déontologistes sont d’accord que nous avons des devoirs d’assistance envers les personnes en danger. Si on est conséquentialiste, on va dire la même chose: si l’acte d’assistance a de bonnes conséquences, il est obligatoire. Et si on est éthicien de la vertu, clairement, on va penser que la personne qui n’intervient pas lorsqu’elle voit un enfant se noyer dans un étang est une mauvaise personne. 

Ici, la particularité est de dire qu’on a aussi ces devoirs envers les animaux. Généralement, quand il s’agit des animaux, on se trouve toutes sortes d’excuses pour ne pas intervenir. On va dire que «le lion n’est pas un agent moral, donc il n’y a pas de raison d’intervenir et de sauver la gazelle», on va dire qu”«il ne faut pas bouleverser les écosystèmes». Mais si la victime du lion était un humain, c’est évident qu’on dirait qu’il faut sauver l’humain. Quand on adopte sur cette question une perspective antispéciste, on se rend assez facilement compte qu’on a beaucoup plus de devoirs d’assistance envers les animaux sauvages que ce qu’on pense habituellement. 

Consultez la deuxième partie de cette entrevue la semaine prochaine dans les pages du Délit!

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Porter notre regard sur le pathologique https://www.delitfrancais.com/2019/11/19/porter-notre-regard-sur-le-pathologique/ Tue, 19 Nov 2019 17:05:07 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35081 Entretien avec le psychanalyste et essayiste Nicolas Lévesque.

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Le Délit (LD) :  Nicolas, merci de me recevoir à ton bureau. Peux-tu te présenter à notre lectorat?

Nicolas Lévesque (NL) : Oui, bien sûr. J’ai 45 ans et je pratique la psychanalyse depuis vingt ans. J’ai une maîtrise et un doctorat en psychologie, mais la philosophie et la littérature m’ont toujours accompagné ; il m’a toujours semblé que la seule formation clinique était insuffisante. J’ai été éditeur au groupe Nota Bene. Je suis père, aussi, et cela influence beaucoup ma pratique.

LD : Pourquoi ce nouveau livre [Phora : sur ma pratique de psy]?

NL : C’est un livre venu après un arrêt d’écriture. Il n’était pas nécessaire. Il me semble que l’on doive écrire certains livres afin d’être porté quelque part, afin de ne plus avoir besoin de les faire. Phora est peut-être mon premier livre sans aucun but, sans aucun sentiment de devoir. Il vient d’ailleurs ; c’est peut-être mon premier livre de maturité [rires, ndlr]. Il a coulé tout seul. C’est celui ayant -— de loin — été écrit le plus rapidement. Ce fut assez étrange, comme si je m’étais délaissé de tout ce que je m’imposais. Ce livre fait place à des témoignages sur ce que nous sommes, sur notre rapport à la vie.

Je suis psychanalyste depuis une vingtaine d’années. L’expérience du divan est singulière. Au moment de l’écriture, je n’avais rien à forcer puisque je savais bien que ce que je vivais avec mes patients se suffisait en soi. Il m’a semblé que de témoigner de cela méritait de prendre place dans l’espace public. Je me suis posé sur des témoignages sans chercher à les expliquer, en mêlant mon héritage théorique et pratique.

LD : J’ai noté, en toutes lettres, au milieu de ton livre, qu’il s’y dessinait effectivement une maturité, tant dans la pratique que dans la théorie. En fait, j’ai noté ma surprise par rapport à une belle résilience, celle de se baigner dans le pathologique. Cela m’amène à te questionner à ce propos. Dans ton livre, il est question de s’abandonner — en quelque sorte — dans la pratique sans chercher à la techniciser. Pourtant, on décèle dans cette déclaration un certain jeu, une ouverture rusée au patient. Comment vis-tu ce jeu avec les patients?

NL : C’est une grande question. Il me semble que l’on se méprenne quant à ce que l’on comprend de l’ouverture. Ce n’est pas tant le partage de détails concernant notre vie qui importe qu’une disponibilité psychique et du cœur. J’essaye d’être le plus possible ouvert. C’est une ouverture qui contourne l’anecdotique. C’est plus profond que cela. Nous pouvons trouver pareil rapport dans l’écriture ; au fond, il y a des écrivains que l’on croit connaître intimement sans même qu’ils nous dévoilent leur quotidien. On passe par une autre voie pour s’ouvrir à un être humain. Les gens qui viennent ici sont dans ce rapport ; je n’ai aucune idée de comment certains de mes patients font leur lessive!

LD : Quel rôle tentes-tu de jouer par rapport à la place que devrait prendre selon toi la psychanalyse au sein de la société moderne? Te sens-tu responsable?

NL : La responsabilité est là depuis le début. C’est pour cela que ça transparaît dans le livre sans que je ne m’en sois aperçu. En exposant humblement ce que j’arrive à faire, je montre cette réalité elle-même imbriquée dans une réalité où persistent des inégalités. Par exemple, j’ai une pratique privée malgré le fait que cela ne fasse pas mon affaire. En même temps, la pratique publique ne fait pas non plus mon affaire. Le statut de la psychanalyse dans le public est épouvantable. On se trouve dans un impossible, doublement. Ce n’est pas grave, dans la mesure où je me suis évertué à bricoler une pratique. Ces solutions sont tout à fait insatisfaisantes sur le plan populaire, mais j’ai des patients de toutes les classes sociales. Au final, j’aide des gens tout de même, malgré le constat que certains ne peuvent pas venir aussi souvent qu’ils le devraient. Je préfère voir le verre à moitié plein. Cela dit, en termes de santé mentale, nous ne sommes même pas au début d’une réflexion politique sérieuse. À quand une prise de conscience?

LD : Tu soulèves la question de la prise de conscience, mais à quoi fait-elle référence pour plusieurs? Ce que l’on entend par cela aujourd’hui, cela consiste à peu de choses près en ceci : « Bon, d’accord. Vous êtes malade  ; vous n’avez je ne sais quel problème. Faisons du TCC (thérapie cognitivo-comportementale). » La réponse est donc un grand n’importe quoi. Aujourd’hui, où est la psychanalyse? Elle a pratiquement disparu des facultés de psychologie du Québec. Elle est en littérature, à l’extrême rigueur en philosophie. Il y a une tristesse au regard de ce constat. À quoi bon?

NL : Qu’elle soit en littérature, ce n’est pas rien. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis réfugié dans la communauté littéraire. C’est comme si l’on avait brûlé la psychanalyse et que je me trouve à présent sur mon petit radeau. J’ai débarqué sur l’île des littéraires. Ce fut aussi l’histoire de mon père. [Claude Lévesque] fut professeur de philosophie et de psychanalyse. Il s’était fait l’ami des littéraires. Il n’avait pas sa place chez les philosophes.

C’est donc pour dire que la psychanalyse est en situation de refuge politique. C’est une discipline qui n’existe plus ; il en reste des morceaux, des vestiges et des réfugiés qui glissent un peu partout, mais elle n’a qu’une existence cachée. J’ai vu l’effondrement de cela — en quelque part la psychanalyse a perdu la guerre. Nous le savions. La mentalité technique et capitaliste de l’université de notre époque va de pair avec les approches qui ont gagné cette guerre — elles sont très américaines, d’une certaine façon. D’un point de vue québécois, tout l’héritage européen a été colonisé par tous les possibles de la psychologie anglo-saxonne. Cela même en français. Si, à McGill, l’on peut mieux comprendre cette situation, comment expliquer que partout au Québec l’héritage français et allemand s’essouffle. Il y a des guerres culturelles dont on parle peu.

Que la psychanalyse aille très mal, cela me dérangeait beaucoup durant mes premières années. J’étais scandalisé. Phora représente le contraire : au lieu de gueuler, j’ai témoigné. J’existe et je pratique la psychanalyse. C’est bien d’être scandalisé, mais il y a une résilience à faire et persévérer. Persévérer. Peu importe ce qui se passe, nous avons encore la liberté d’écrire. C’est encore possible, malgré la semi-dictature dans laquelle nous vivons.

LD : Il y a une perversité à ce pouvoir, tout de même. Ne penses-tu pas? Si l’on me dit : « Le TCC ne prend que six séances. » Nous voyons qu’il y a là, dissimulée, une sournoiserie temporelle. Les gens aujourd’hui sont à ce point pris dans un temps capitaliste, étouffés dans une économie des choses qui n’a que faire d’eux, que d’entreprendre avec sincérité et effort une activité demandant un minimum conséquent de temps ou d’argent s’avère infaisable. A fortiori, la psychanalyse demande ces deux choses. Très peu de gens sont prêts à cela et je les comprends. C’est donc pour dire qu’il y a un système qui, sournoisement, empêche certains foisonnements. Une étouffement intellectuel, peut-être — n’en demeure qu’un pouvoir pervers est à l’œuvre! En ce sens, pour revenir à ce que tu disais à propos de simplement faire et pratiquer la tâche que l’on se donne en montrant une résilience, n’est-ce pas un peu pour se consoler soi-même que l’on en vient à dire cela?

NL : Oui [rires, ndlr]. Je pense néanmoins que cela n’est pas seulement pour cela. Il en va aussi d’une critique des modes de résistance de la génération avant moi. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient, mais je ne comprends pas que l’on n’ait pas cherché à mêler la psychanalyse à des institutions publiques — par exemple l’université. Pour moi, il était clair que l’on signait notre arrêt de mort. La philosophie qui quitterait l’université et le cégep ne pourrait pas survivre par la seule présence des colloques. Si elle le faisait, cela deviendrait des assemblées de Chevaliers de Colomb! La psychanalyse ressemble de plus en plus à un club de bridge. Certaines personnes défendent cela en avançant que les institutions dénaturent. Or, force est d’admettre que toutes les autres grandes disciplines traversent les époques en raison de ces mêmes institutions.

Il faut dire que le rapport de la psychanalyse aux institutions est assez fucké. Depuis Freud, elle a développé une sorte de paranoïa. De toute évidence, notre regard doit changer puisque les dégâts sont immenses : il n’y a aucune relève.

LD : Ce que tu dis se tempère par l’exemple de ton père. Il est pour moi l’un des plus grands philosophes québécois. Ceci dit, le nombre de ceux fréquentant depuis quelques années les bancs des universités et qui connaissent le nom de Claude Lévesque est presque nul. L’institution ne l’a pas sauvé. Pourtant, cet homme a une œuvre! Où se trouve-t-elle aujourd’hui? Aux archives nationales. Si l’on veut lire son excellent commentaire sur Nietzsche (Dissonance : Nietzsche à la limite du langage) —commentaire parmi les meilleurs qu’il m’ait été donné de lire à ce propos —, il faudra aller se procurer ce seul exemplaire disponible sur consultation seulement. Jouer le jeu des institutions ne l’a pas conservé dans notre mémoire intellectuelle.

NL : C’est vrai, tu as raison. Il faut dire que l’institution n’a pas remplacé le rôle subversif qu’il occupait. Il n’y a pas un autre Claude Lévesque qui a été engagé. Pour ma part, j’ai tenté de me servir de l’institution de l’édition afin de rééditer son œuvre. Cela dit, si mon père n’avait pas été professeur à l’université, il n’aurait pas influencé autant de gens — et nous n’aurions même pas cette discussion puisqu’il n’aurait pas pu publier! Un philosophe obscur dans les années 1970 n’aurait probablement pas pu publier comme il l’a fait.  Peut-être certaines revues se seraient risquées. Ce n’est pas certain. La question de l’institution, je me la suis posée toute ma vie, comme ce fut le cas pour mon père. Il n’y a pas de réponse claire. L’héritage de mon père demeure encore aujourd’hui à travers les nombreux étudiants ayant été marqués par lui. Vois-tu, il y a Alexis Martin qui s’apprête à faire une pièce sur Georges Bataille [à l’Espace libre]. C’est de mon père qu’il tient cela. Cette marque intellectuelle est présente chez plusieurs. L’Étrangeté du texte a eu une résonance. La faillite des institutions au Québec est plutôt à blâmer dans ce cas-ci, peut-être ; Radio-Canada a abandonné les intellectuels en sabrant la Chaîne culturelle avec une violence sans nom. Lorsque Levinas passait au Québec, il passait, par exemple, à la radio avec mon père. 

LD : Tu parlais tout à l’heure de cette américanisation de l’université québécoise. Contre cela, est-il possible de penser à une psychanalyse qui serait typiquement québécoise? La psychanalyse pourrait-il participer au combat de l’intégrité culturelle?

NL : Eh bien là, tu touches à mon grand fantasme! Je fantasmerais sur ça, oui. Je n’y crois pas tant, mais il faut rêver cette psychanalyse québécoise. Elle se mêlerait de la santé mentale d’une culture, d’une société, d’une mémoire — elle se réfèrerait à leur histoire, à leurs refoulements. La psychanalyse a ce potentiel et cela pourrait être la bougie d’allumage de toute une révolte pour un monde en santé. Le mot « santé » veut dire quoi? C’est peut-être au sens nietzschéen de la « santé » ; c’est une toute autre chose que la « santé » au sens capitaliste. Il y a toute une santé que nous avons perdue de vue. La société devrait être prise d’un autre angle. Toutes les questions sociétales peuvent passer par ce spectre transversal — pensons à la notion de toxicité que je mentionne un peu dans Phora. Tu pourrais très bien aller chercher un Heidegger écologiste et le faire dialoguer avec un psychanalyste par rapport à tout ce que la culture peut avoir de barbare lorsqu’elle cherche à tout dominer. Tout ce qui s’est passé dans les années 1960 et 70, il va falloir le refaire — et mieux.

J’ai l’impression que l’on sort des années 1940 actuellement.

LD : S’il devait y avoir une psychanalyse québécoise, encore faudrait-il reconnaître nos propres racines et abandonner la dominance d’autres mythologies. Te sens-tu prêt face à cette rénovation?

NL : Oui. J’essaye de le faire. La formation demanderait à ce que l’on accepte nos multiples héritages. Il faudrait les mettre sur des pieds d’égalité. Le Québec pourrait être un lieu où, contrairement à nombre d’écoles qui mettent de l’avant soit le père ou la mère, un assez bon mélange entre père et mère pourrait être développé. Ce caractère davantage plastique nous donne une opportunité.

LD : N’est-ce pas le cas au Québec, car il est pour nous moins question du père ou de la mère, que du prêtre [rires, ndlr]? Ironiquement, François Legault n’est-il pas de ce bon prêtre pour nombre de Québécois? On s’en gargarise.

NL : Ah! Effectivement [rires, ndlr]. Il a été élu sur le dos de la laïcité. Il professe une manière de s’habiller!    

LD : Pour te ramener à ton livre et à ta pratique thérapeutique. Quel est pour toi le sens de la santé?

NL : Comme je le dis dans mon livre, le regard médical d’aujourd’hui se contente de regarder le dernier maillon de la chaîne, c’est-à-dire le symptôme. Si l’on remonte le maillon, la psychanalyse nous dit que l’on doit regarder du côté de la famille. Cependant, on n’a pas assez dit qu’il fallait remonter plus loin, vers l’autre maillon. Nietzsche parlait de maladies culturelles. Il parlait prophétiquement de l’Allemagne malade. Freud fut bien moins perspicace à ce sujet, il faut le dire. Si l’on lit ce dernier avec Nietzsche et Marx, il est possible de faire de la psychanalyse un traitement au monde malade du capitalisme. Ce que la psychanalyse dit de la maladie peut nous aider à combattre cela. En ce sens, pour répondre à ta question, la santé est pour moi un combat nécessairement sur toutes les scènes ; de l’intimité à la place publique. C’est pour cette raison que je tente de mener mon combat sur toutes ces scènes. Un ministre de la santé ne parle jamais de toutes ces choses. Ce réductionnisme est extrêmement dangereux.

LD : Tu mentionnes Nietzsche. Pour lui, une Kultur consiste en un composé pathologique de maladie et de santé. Tout est une question de disposition et de tension. Au fond, le présupposé demeure néanmoins le même de par-delà ces dispositions : une identité est une composition pathologique. Que penses-tu de cela?

NL : Je suis assez d’accord avec cette vision fondamentale. Il ne peut y avoir de réponse aux grands impossibles que de manière névrotique. Toute formation suit cette logique, qu’elle soit psychologique ou artistique, par exemple. L’impossible n’est pas réalisable : l’on ne réussit pas sa propre personnalité. Nietzsche nous permet d’apprécier cela lorsqu’il avance l’inexistence de l’essence d’une chose. Il n’y a pas d’accès direct et pur au réel. C’est pour cette raison que notre rapport à l’absolu est nécessairement névrotique. En ce sens, cela change la donne de ceux qui se disent en santé. La société contemporaine pose une prétendue dichotomie entre ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale et ceux qui sont en santé. Cette catégorisation est fausse et même dommageable. La psychanalyse est la seule approche en psychologie qui nous permet d’aborder la transversalité de la maladie ; tout le monde est malade. Lorsque je dis cela, cela m’amène à dire autre chose : les malades ne le sont peut-être pas autant que l’on veut bien le croire en les différenciant des « autres ». Il ne faut pas nier la souffrance des gens, mais ils ne sont pas sur une autre planète. Ils ne leur manquent pas un boulon ou je ne sais quoi d’autre.

Ce qui me fait peur en ce moment, c’est la possibilité d’un fascisme qui se cache sous l’économie et la science. Il me semble que tu partages également cette peur. Nous vivons présentement un fascisme doux qui tend à se radicaliser. La médicalisation systématique des enfants présentant un TDAH  (et le capital pharmaceutique généré) représentent une pente très glissante dans laquelle nous ne sommes pas loin d’une classification médicale des individus, à la manière de ce que mentionne Huxley dans Brave New World. Philosophiquement, cela ne tient pas du tout. On change des vies, on brise des vies, on enferme des identités dans ce système. Cette prétention du savoir m’effraie. Je préfèrerais que l’on accepte ne pas comprendre la folie, par exemple. Beaucoup moins de torts seraient faits.

LD : La psychanalyse dit que tous sont malades. Vrai. Or, dans le pathologique, au sens de pathos, c’est simplement l’« affect » qui devrait être entendu, qu’il soit ascendant ou descendant. Si l’on comprend les choses de cette manière, la psychanalyse a‑t-elle manqué à comprendre ce que l’on dirait positivement d’un « affect ascendant »? Nietzsche parlait de la « grande santé ».

NL : C’est une très belle remarque. Tu as tout à fait raison. Tu vois, par exemple, l’essayiste québécois Vadeboncoeur ayant fait un texte sur la joie ou même la grande colère. Quelque chose est manquant. Il faut dire que Freud n’était pas un poète. Il m’a toujours semblé que si l’on n’est pas en mesure d’expliquer ce qui va bien, alors le contraire paraîtra toujours obscur. Lorsque je donnais des charges de cours à propos de la psychanalyse, j’essayais d’expliquer l’amour à partir des mêmes concepts opératoires qui pouvaient décrire l’état psychotique. Lors de cet exercice, les étudiants se rendaient compte que l’explication des affects ascendants à partir des concepts propres à la maladie ne faisait ni queue ni tête. D’un autre point de vue, pouvons-nous vraiment réduire l’amour à un certain nombre de neurotransmetteurs? Peut-on dire cela sans pouffer de rire? Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos. Il m’a toujours semblé que les psychanalystes manquaient de formation philosophique, de sorte qu’il fut possible pour plusieurs de baragouiner des choses farfelues et à d’autres de les croire. Si tu n’as pas de formation philosophique, tu peux facilement te faire dévorer par Lacan, qui peut par ailleurs être lumineux. Les lacaniens, souvent, n’avaient pas lu tout ce que Lacan avait lui-même consulté. Parfois, ils vont citer Hegel. D’accord… mais d’où sors-tu cela? Par rapport à quoi? C’est un peu gratuit [rires, ndlr]. Il faut défendre la pensée, mais surtout les chemins de la pensée.

Qu’est-ce qu’un organisme qui va bien? La psychiatrie n’a pas assez décrit ce qu’est la santé. Je te dirais également que dans le pathologique, c’est le « logique » qui a posé problème. La psychanalyse a été dupe du logos.

LD : Penses-tu que tes patients vont lire Phora et jusqu’à quel point les as-tu gardés en tête?

NL : En fait, l’un de mes patients l’a déjà lu. Il m’a dit quelque chose qui m’a surpris. Ce qui l’avait le plus touché, c’était de s’être reconnu dans l’un des fragments alors que tous les fragments ont été mis au même niveau. Aucune hiérarchisation. Toutes les souffrances posaient là, au même niveau. Je n’y avais pas songé. Ça m’a sonné, puisque je vois effectivement les souffrances de mes patients de cette manière. Il faut faire avec ce qui est là.

Dans ma pratique, j’essaye de faire de même. Faire avec ce que j’ai. La vie intellectuelle de tout temps fut faite à la manière d’un braconnage, presque illégalement. Ce livre est lancé à la mer, ou sur une montagne à la manière de petits signaux de fumée. Il est pour moi insoutenable de ne rien faire. Ma pratique et mon travail intellectuel se complètent en cela. Si des gens peuvent s’asseoir en haut du mont Royal et regarder le monde s’écrouler, tant mieux pour eux. 

LD : L’une des choses qui m’intéressent le plus en philosophie, je la trouve chez Heidegger dans sa méditation de l’attente et de la sérénité. L’échec du rectorat et son engagement impensé avec les Nazis fut pour lui source de leçon. Il était précipité et chercha à s’attacher à la vague qui passait. Par la suite, force fut de constater qu’il fallait savoir attendre, mais cela sans attendre l’attente. Je sens cette sérénité dans ton livre.

NL : J’apprécie ce que tu dis. Voilà une jolie formule : « Il ne faut pas attendre l’attente.» Ce livre, je ne l’attendais pas. L’attente est source de mélancolie. D’ailleurs, l’un des plus beaux titres à mon avis, c’est celui de Maurice Blanchot L’Attente, l’Oubli. On pourrait peut-être dire que Phora est ma version 2019 de L’écriture du désastre.

LD : Si tu voulais amener les gens à réfléchir à la santé, quelles seraient tes recommandations littéraires?

NL : J’ai répondu en partie à cette question à la radio, puisque je suis malheureusement un des trop rares intellectuels qui y est invité. Eh bien, je dirais d’abord L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun. C’est un livre de maturité, hors des «limbes de la création littéraire», comme il l’écrit. Il a vécu les camps de concentration et cela l’a amené à écrire. Le savoir peut être une forme de limbes. On peut s’y perdre. C’est un livre à propos de la nécessité de partager notre souffrance et, tout à la fois, l’impossibilité de le faire. Les gens ne comprendront jamais. Cette tension est superbe dans le livre, entre les cendres sortant des cheminées des camps et la neige. Ce sont des mots à propos d’une sortie de l’enfer. Il ne s’agit pas seulement de «création», d’être créatif, mais de plonger, avec une écriture toute en lumière, dans ce qui est grave.

Sinon, un classique. Lettres à un jeune poète de Rilke. J’y suis revenu à plusieurs moments. On y voit que la solitude est davantage une solution qu’un symptôme. On pathologise souvent les solitaires. Or, la solitude peut nous soigner et c’est une chose que l’on comprend mal. Dans nos écoles, jamais un enfant n’est laissé à lui-même. Ce visage que l’on prête à la solitude peut nous rendre malade. L’enfant qui joue seul est peut-être un enfant qui va bien. C’est la même chose pour un adulte. Lire, écrire, marcher dans la forêt sont des choses que l’on fait seul. Voilà une forme de santé culturelle. Rilke est à ce propos un grand écrivain de la solitude.

Autrement, il y aurait Irvin Yalom. Il a écrit des fictions sur nombre de philosophes (Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza). Au niveau pratique, je me suis inspiré de lui. Nous sommes tous en situation d’héritage, mais il faut savoir refuser les maladies dont nous héritons. Une société doit faire la médiation entre l’héritage et l’actuel, sans déborder ni dans l’une, ni dans l’autre. Il ne faut pas choisir entre le passé et l’avenir, entre la mélancolie et la fuite en avant. Aujourd’hui, notre monde est maniaque de cette fuite en avant. Il faut penser, mais aussi savoir tenir tête. 


« Celui qui se consacre à la vocation d’aider aujourd’hui l’être humain psychiquement malade, celui-là doit savoir ce qui se produit autour de nous. Il doit savoir dans quoi il se trouve historiquement. Il doit avoir chaque jour clairement à l’esprit que, partout ici, un déclin d’une lointaine provenance est à l’oeuvre, le destin de l’homme européen. » – Martin Heidegger

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L’éducation par le dialogue https://www.delitfrancais.com/2019/11/12/leducation-par-le-dialogue/ Tue, 12 Nov 2019 16:48:18 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34970 Entrevue avec le professeur et pédagogue Norman Cornett.

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Le Délit (LD) : Professeur Norman Cornett, vous êtes un spécialiste de la religion, de la culture, des arts et de l’éducation. Commençons avec une question générale pour bien comprendre votre approche philosophique de l’éducation : comment définissez-vous votre approche dialogique de l’éducation, et qu’est-ce qui distingue l’approche dialogique versus une approche traditionnelle de l’éducation?

Norman Cornett (NC) : D’abord, l’approche traditionnelle, voire magistrale, implique un·e professeur·e qui est en chair et devant une classe d’étudiant·e·s faisant un cours ; les étudiant·e·s prennent des notes, parfois il·elle·s posent des questions. L’approche dialogique, que j’ai créée il y a 32 ans maintenant, favorise plutôt un échange, une conversation, voire un dialogue entre le professeur et les étudiant·e·s de sorte que c’est un échange, il y a une interaction et elle est constante, elle n’est pas à la toute fin du cours ou pendant les heures de bureau, en consultation avec le professeur. J’estime que la priorité dans l’éducation supérieure, c’est de créer une ambiance non menaçante favorisant un débat d’idées, de sorte qu’à chaque fois que le·a professeur·e et les étudiant·e·s se rencontrent véritablement, il y a cette synergie entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s. Évidemment, quand je parle de synergie, je ne peux m’empêcher de penser à Hegel : thèse, antithèse, synthèse. Dans l’éducation à son meilleur, il y a une thèse, il y a une antithèse, mais avant tout, il y a au bout du compte une synthèse de connaissances, de savoir entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s.

De plus, pourquoi dire « dialogique »? Il faut être honnête : j’emprunte ce mot de Mikhaïl Bakhtine, un critique littéraire et l’une des personnes les plus importantes en littérature du 20e siècle. Dans un livre publié par la University of Texas Press s’intitulant The Dialogic Imagination, vous voyez ce qu’est la semence, le noyau, de cette étincelle d’idées dialogiques. J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question — et là j’emploie l’expression technique, voire neurologique — de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive? Comment pourrait-elle mieux se passer? En voici pour moi le défi, en tant qu’éducateur et comme pédagogue. Moi, je suis professeur, et quand on est professeur comme moi, ça veut dire qu’on est un étudiant toute sa vie! On est un étudiant éternel : j’ai toujours à apprendre, j’ai toujours à améliorer, à bonifier ma connaissance, mon savoir.

J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive? Comment pourrait-elle mieux se passer?

Or, comment joindre l’utile à l’agréable, la théorie à la pratique? Quand je suis en salle de classe, certes, je veux étaler les théories, mais il ne faut pas s’arrêter sur le plan théorique. Il faut également passer au plan pratique, de sorte que l’étudiant ou l’étudiante puisse s’approprier ce savoir, cette connaissance, cette discipline. Et ce qui me frappe beaucoup, c’est à quel point l’éducation supérieure de notre époque fait miroiter une société de consommation. Or, à l’origine, l’université, établie au Moyen âge, d’abord à Bologne en Italie, ensuite à Paris à la Sorbonne, puis en Angleterre à Oxford, consistait en un ensemble de communautés religieuses et spirituelles. J’estime que la quête de la vérité, la quête du savoir, la quête de la connaissance, est au fond une quête spirituelle qui correspond aux tréfonds de la condition humaine : à nos plus grandes aspirations, à nos rêves, à nos besoins affectifs, cognitifs, matériels et autres. En ce sens, je me suis toujours demandé : comment faire de la salle de classe non pas un lieu de consommation du savoir et de la connaissance, mais un lieu de contemplation? Je me le demande, puisque pour moi, ce n’est pas assez d’être gavé de faits, de données, de formules ; il faut assimiler la connaissance, le savoir. Or, assimiler le savoir, ça prend du temps. Que disait Socrate? Il affirmait que « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue ». C’est ainsi devenu le premier principe — en termes philosophiques — et également la raison d’être de ma philosophie dialogique de l’éducation, qui se base sur ce premier principe de Socrate : faire de la salle de classe un lieu de réflexion plutôt qu’un lieu de consommation de faits, de données, de formules, ainsi de suite.

LD : Après avoir dressé ce portrait philosophique des principes de votre approche, je voudrais renvoyer à — comme vous disiez — la praxis, et donc vous demander : à quoi ressemble l’expérience d’un atelier dialogique du point de vue de l’étudiant? Comment s’y sentons-nous et quels genres d’activités y faisons-nous?

NC : Alanis Obomsawin a réalisé ce documentaire [Professeur Norman Cornett, disponible sur le site de l’ONF, ndlr] et dans celui-ci, vous voyez ce que l’on faisait couramment dans chacune de mes classes. On recevait le premier ministre du Canada, le très respecté Paul Martin, dont vous avez une photo dans le film d’Alanis Obomsawin. On recevait le juge de la Cour suprême du Canada, l’honorable Charles Gonthier. On recevait vraiment des sommités, dans leurs disciplines respectives. Mais, si vous invitez le premier ministre du Canada dans votre classe pour dialoguer avec vos étudiants et étudiantes, il vous incombe de faire vos devoirs! Vous ne pouvez pas déplacer les gens de la sorte sans venir fin prêt·e à dialoguer et fin prêt·e à parler en connaissance de cause. Donc, dans le cas de Paul Martin, à l’époque où il est venu dans l’une de mes classes, il était l’un des deux coprésidents d’une commission établie par l’ONU sur la forêt tropicale en Afrique. L’autre coprésidente, malheureusement décédée aujourd’hui, était nobélisée. Eh bien, Paul Martin avait écrit des textes pertinents sur le sujet. À mon avis, les questions climatiques, ça nous concerne tous. Comment ne pas aborder cela? Parce qu’il y a des applications morales, il y a des applications éthiques et même spirituelles : surtout sous un jour des Premières Nations, qui, elles, ne font pas ce divorce entre le monde matériel et le monde spirituel. Cette planète qu’on habite, c’est l’esprit par excellence. C’est le Grand Esprit, sous un jour des Premières Nations.

Courtoisie de Norman Cornett

Or, je me suis rendu compte également que si j’invitais des gens et que je leur disais préalablement « le premier ministre va venir dans la classe pour parler avec vous », tout le monde se figerait! J’ai pris de concert Paul Martin parce qu’il s’est demandé « mais comment est-ce ça va se passer? », tout comme vous venez de me le demander. Donc, lui et moi ensemble, on a choisi des extraits de textes importants composant la pierre angulaire de sa politique écologique sur l’environnement. Afin de ne pas figer les étudiants et étudiantes, j’ai biffé son nom, j’ai biffé le titre de l’essai ou du texte, du chapitre, du livre dont il était l’auteur. J’ai biffé les pages, de sorte qu’ils n’avaient que le texte devant eux! Et tout ça, ça se fait des semaines et des semaines avant qu’il n’arrive en classe. Durant ces semaines, j’invite tous·tes les étudiant·e·s à penser, mais librement! Parce qu’il faut aiguiser, il faut développer, il faut favoriser un esprit critique. Qu’est-ce qui nous empêche de faire ça? La peur, la crainte, l’anxiété : « comment est-ce que moi je peux questionner le premier ministre du Canada? » Alors, du moment — et j’appelle ça « démystifier la matière » — du moment qu’on démystifie la matière et qu’on crée ce que moi j’appelle une ambiance non menaçante de l’éducation, eh bien là, l’étudiant·e n’a pas peur de penser pour soi-même, de s’exprimer pour soi-même, de questionner, d’interroger, et ça pique sa curiosité. En ce sens, la curiosité, c’est la force motrice de l’éducation, de cette quête du savoir et de la vérité. Donc, ce qu’il nous faut faire en tant que pédagogues, c’est favoriser, cultiver, inciter la curiosité dans la classe universitaire, et je me demande toujours dans quelle mesure est-ce que l’on permet, et même que l’on promeut, la curiosité dans la classe? Du moment que cela se déroule dans une relation inégale, où moi je suis le grand spécialiste et vous, vous êtes des vases que je vais remplir de ma connaissance, de mon savoir, dans quelle mesure peut-il y avoir une curiosité? Cela ne favorise rien! D’ailleurs, quand on parle du principe opérateur de ma philosophie dialogique de l’éducation, c’est celui-ci : « il n’y a qu’une mauvaise question : celle qu’on ne pose pas. »

C’est pourquoi il faut démystifier : il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel. Je dois dire, quand l’on parle de philosophie et de sciences des religions, le philosophe juif Martin Buber a un mot intéressant : « I and thou » [moi et toi]. J’estime que toute connaissance, tout savoir, toute éducation se passe dans cet interstice entre vous et moi, dans la rencontre des imaginaires du·de la professeur·e et de l’étudiant·e. Je me suis rendu compte aussi que si l’on veut vraiment prendre au sérieux la question de l’éducation, il faut se demander : comment favoriser l’épanouissement de l’étudiant·e? Si il·elle·s veulent s’épanouir, il faut créer cette ambiance qui met tout en place pour l’épanouissement de l’étudiant·e. Combien de fois ai-je vu l’étouffement de l’étudiant·e, de sa curiosité et de sa confiance? Vous savez, mes étudiant·e·s écrivent tout à la main. C’est très important, la connexion entre le cerveau et la main, c’est neurologique, puisque les synapses se constituent de la sorte. Savez-vous combien c’est valorisant qu’un·e étudiant·e entende le·a professeur·e lire à haute voix, devant le premier ministre du Canada, le point de vue et la pensée de cet·te étudiant·e à propos d’un texte du premier ministre du Canada? « Même moi, je peux questionner le premier ministre du Canada? Même moi, je peux mettre au pied du mur le juge de la Cour suprême du Canada? » Eh bien oui! Parce que le grand défi, c’est de vous aider à réaliser votre potentiel, et votre potentiel est presque sans limites.

Il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel

LD : Donc, vous invitez une sommité dans votre classe. Une fois que la date est fixée, vous préparez vos étudiant·e·s à la rencontre par le dialogue. Ensuite, vous biffez les noms pour qu’il·elle·s n’aient peur ou ne soient intimidé·e·s. Vous les amenez à exprimer leurs pensées sur le sujet et lors de la rencontre, vous les mettez directement en dialogue.

NC : Et je dois ajouter : à aucun moment ne savent-il·elle·s que le premier ministre, un bon jour, va se présenter dans la classe! [rires] L’élément de la surprise, c’est l’émerveillement! Il faut émerveiller les étudiant·e·s, maintenant, et on a les moyens de le faire! L’émerveillement est ô combien motivant dans l’éducation! Donc, tout d’un coup, un juge de la Cour suprême du Canada entre dans la classe ; à un autre moment, c’est l’assistante secrétaire de l’ONU. Là, il·elle·s savent que tout ce boulot, tout ce travail, toute cette discipline, cette rigueur, ça valait la peine. Parce que là, vous avez payé vos dus et vous avez rencontré en personne, ou le premier ministre du Québec, comme je l’ai fait avec Lucien Bouchard, avec le docteur Jacques Parizeau, avec Preston Manning, celui qui a fondé The Reform Party, ou encore comme je l’ai fait avec le docteur Ed Broadbent, du NPD. Quand ils rencontrent ces gens, ça leur donne une vision! « Même moi je peux devenir ça! »

LD : Grâce au dialogue?

NC : Exactement! « Si je peux tenir tête au premier ministre du Canada, il n’y a rien que je ne puisse pas faire! » [Rires]

LD : Quels seraient les changements pour la société sur le plan intellectuel et sur le plan moral si votre approche dialogique était adoptée de façon universelle, à tous les niveaux de l’éducation? Pour poser la question différemment : à quoi ressemblerait le monde dialogique de Norman Cornett?

NC : Dans un premier temps, je dirais que l’on apprendrait à réfléchir plutôt qu’à agir sur le fait, dans l’instant même. On réfléchirait avant d’agir, avant de consommer. La vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ce serait un monde de réflexion. Je ne peux m’empêcher de penser à Pétrarque, penseur clé à la Renaissance : Pétrarque concevait toujours que le dilemme devant lui, devant nous tous en tant qu’êtres humains, c’est le choix entre une vie d’action ou une vie de contemplation. En ce sens, je crois qu’il faut trouver la juste mesure. Trouver cet équilibre entre action et réflexion. Surtout : bien réfléchir avant d’agir et ne pas céder à une réponse qui est irréfléchie, qui n’est pas pensée, qui n’est pas pesée. Ce serait un monde, une vie, en dialogue. Plutôt que de vivre en vases clos comme dans des silos, on serait dans une conversation collective sur la raison d’être de l’existence humaine et sur comment l’on pourrait faire mieux dans ce monde. Ce serait un monde qui nous sensibiliserait à l’autre, à l’altérité, parce que le dialogue sous-entend que je prends le temps d’être à l’écoute. La clé de l’enseignement, ce n’est pas le·a professeur·e qui parle, c’est le·a professeur·e qui écoute. J’ai créé un espace d’écoute de mes étudiants et étudiantes. De connaître leurs besoins affectifs, de prendre connaissance de leurs rêves, de leurs aspirations. Si tous·tes faisaient de la sorte, ce serait un monde, une vie où les gens s’épanouisseraient, réaliseraient leur potentiel. Ce serait l’antithèse de cette vision fonctionnaliste où l’on est des automates, des robots, qui remplissent une fonction. Fernand Braudel, l’historien français, parlait de la longue durée : ce serait une vie et un monde où l’on ne vit pas pour l’instant même, mais pour la longue durée. De sorte que l’on vit non pas pour ici, maintenant, mais pour d’autres, ailleurs. Ceci, afin d’assurer la permanence de l’humanité, de la planète.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

LD : Je remarque quelque chose de très important dans ce que vous venez de dire, c’est-à-dire cette mention de l’altérité. Croyez-vous que l’approche dialogique de l’éducation favorise l’inclusion d’étudiant·e·s qui proviennent de groupes identitaires marginalisés ou opprimés?

NC : Oui. Prenons l’exemple de l’Islam. J’ai invité des spécialistes musulman·e·s afin de favoriser un dialogue entre l’Occident et l’Orient. Toute la pensée, cette idée de l’orientalisme — Edward Saïd en parlait — c’est ce regard exotique de l’altérité de l’autre. C’est pourquoi je les ai invité·e·s constamment dans mes cours. Y compris des penseur·se·s, des poètes, des romanciers, romancières LGBTQ. Pour moi, c’était essentiel! Cela relève de dimensions morales et éthiques en sciences des religions et, par le fait même, comporte une matière importante pour l’enseignement. Le dialogue, c’est la plaque tournante pour répondre à l’altérité. Je vous donne un exemple : c’est très facile parler de comment ça se passe ailleurs si on n’y est jamais allé. Donc, voulant que l’on comprenne le Tibet, le bouddhisme au Tibet, j’ai invité l’interprète personnel du Dalaï-Lama, le docteur Thupten Jinpa, de Cambridge University [rires]!

Vous savez, il y a une approche hautement réductionniste, pour ne pas dire industrielle — c’est pour ça que je parle de la connaissance comme consommation — on parle de «  manufacturing consent  » [manufacturer le consentement]. Il y a un danger bien présent, imminent même : « manufacturing education » [manufacturer l’éducation]. Cette approche industrielle, pour les masses. Vous savez, il n’y a rien qui puisse nous humaniser comme l’éducation. À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne? Or, il n’y a aucun être humain qui est pareil comme un autre et c’est pourquoi il faut personnaliser, voire individualiser l’éducation. C’est pour cette raison que le dialogue est si important. Dans le cours durant lequel j’ai reçu le premier ministre du Canada, il y avait un minimum de 70 étudiants et étudiantes. Il·elle·s avaient tous et toutes un seul et même texte. Vous savez combien de réponses j’ai eues? 70. Que disait Merleau-Ponty? Chaque perception est une interprétation. Suivant cela, 70 étudiant·e·s ont perçu et interprété de 70 façons différentes un seul et même texte. On crée le dynamisme dans l’éducation supérieure quand l’on aborde l’enseignement avec la pensée de Merleau-Ponty. Chaque perception est une interprétation. L’étudiant·e qui m’entend lire à haute voix sa perception, son interprétation; cela valorise sa condition humaine! C’est pour cela que je dis : dans mon monde, on ne serait pas des machines, on ne serait pas simplement des robots fonctionnels, on serait des êtres humains pleinement réalisés. Actualiser notre potentiel, voilà ce dont il est question. L’éducation se doit d’être l’expérience la plus humanisante.

À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne?

LD : Vous parlez beaucoup de l’importance de réaliser son potentiel : tout à l’heure, quand vous parliez de votre monde idéal, vous parliez de l’importance de valoriser la contemplation autant que l’action. L’étudiant de philosophie en moi pense ici à Aristote. Je me demande : pensez-vous que la philosophie d’Aristote, basée sur l’importance de l’épanouissement de l’être humain, sur l’importance de réaliser son potentiel, pensez-vous que cette philosophie-là, serait une base à utiliser en éducation afin de concevoir un système de l’avenir meilleur que le système présent?

NC : Certainement. J’ai cité déjà à plusieurs reprises Socrate [qui a influencé Aristote]. Donc, je dirais que oui. Si on allait dans l’esprit de Socrate, de « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue », je crois que ça pourrait beaucoup nous aider. Que veut dire, d’ailleurs, « philosophie »? Qu’est-ce que ça veut dire?

LD : L’amour du savoir, de la sagesse.

NC : L’amour. Alors, vraiment, notre défi comme éducateur·rice·s, comme pédagogues, c’est de communiquer, de véhiculer un amour de la connaissance, un amour du savoir, un amour de la vérité et de sa quête. C’est précisément cela que j’ai vu à maintes reprises : au lieu d’aimer la matière, les étudiant·e·s en développent une antipathie! Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser. Je dois dire, pour chaque discipline, il y a une méthodologie ; mais cette méthodologie n’est pas une fin en soi! Ce n’est que le début. Alors, il faut cheminer du début jusqu’à la réalisation plutôt que de laisser les étudiant·e·s sur leur faim et dire « il n’y a que ça ». Il y a tellement plus que ça. Pour moi, il faut communiquer un attrait irrésistible au savoir, un attrait irrésistible à la connaissance, un attrait irrésistible à la vérité, à sa quête. Mais pour ça, il faut savoir motiver.

Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser

Conséquemment, lorsque j’ai invité le premier ministre du Canada, lorsque j’ai invité le juge de la Cour suprême, lorsque j’ai invité les premiers ministres du Québec, c’était dans le but de motiver les étudiant·e·s. Sans la motivation, où allons-nous? Ça devient banal, ça devient sec, ça devient… sclérosé. Il faut insuffler une vie dans l’éducation.

LD : Donc, le fait d’établir un dialogue avec une sommité créerait une façon d’être en mesure de s’imaginer devenir comme l’autre?

NC : Et ça les motive ô combien! D’ailleurs, je dois vous dire : trois jours après la rencontre dialogique avec le premier ministre du Canada, j’ai reçu un appel d’Ottawa. Une dame est au téléphone et elle dit : « Je suis la secrétaire du très honorable Paul Martin. Vous êtes le professeur Cornett, n’est-ce pas? » Je dis : « Oui. Il aimerait vous parler. » Donc, elle me passe le premier ministre du Canada, puis il dit : « Professeur Cornett, je dois vous dire, je reçois tellement d’invitations dans les universités et ça me fait de la peine, je dois les refuser, à un point tel que je n’en accepte maintenant que quelques-unes, et seulement pour les études supérieures. » Cela, alors que lorsqu’il est venu dans ma classe, c’était avec les étudiant·e·s du premier cycle. Il me dit ensuite  : «  Et je dois vous avouer, ce qui s’est passé dans votre cours il y a trois jours, c’est la plus grande expérience pédagogique que je n’aie jamais vécue. »

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

LD: Donc les sommités apprennent aussi?

NC : [Rires] Parce que « de la discussion jaillit la lumière »! Il faut favoriser la discussion! Dans quelle mesure, dans nos cours, dans nos salles de classe, est-ce qu’on emploie cette expression qu’on attribue à Voltaire? De la discussion jaillit la lumière! Y a‑t-il de la lumière? Y a‑t-il de la discussion? Est-ce que ça se fait entre tous·te et chacun·e? Ou est-ce que c’est sens unique? L’éducation n’est jamais sens unique. C’est toujours une synthèse. C’est toujours dans l’interstice. C’est toujours dans l’échange, dans le « I and thou » de Martin Buber.

LD : Comment voyez-vous le futur de l’éducation, avec les systèmes d’éducation qu’on a en ce moment, c’est-à-dire les systèmes traditionnels? Donc, de la façon dont les choses vont en ce moment, quel genre de société pensez-vous qu’on va créer dans les prochaines décennies?

NC : Je prends en exemple le Québec, puisque c’est là où on est. D’abord, le Québec a un des taux de décrochage les plus élevés dans le monde développé. Ça, c’est fort! Et moi, je parcours les universités au Québec, et je dois vous dire : ce n’est pas parce que les jeunes du Québec sont moins intelligents, moins capables, loin de là. C’est parce qu’on ne rencontre pas leurs besoins affectifs et parce que la façon traditionnelle ne correspond pas aux besoins affectifs. Et deuxièmement, il faut faire place à la créativité, à l’imagination. Pourquoi est-ce que les jeunes ici au Québec passent tellement de temps sur les jeux vidéo? Parce qu’on leur donne [par les jeux vidéo] la possibilité de faire ce qu’ils ne peuvent pas. Et c’est ça : il faut créer un espace qui laisse place, qui favorise la créativité et l’imagination. Ils s’ennuient à mort! Et ils décrochent, ils débarquent, ce n’est pas faute d’intelligence, ce n’est pas faute de talent, de capacité, non! C’est parce qu’on ne rencontre pas leurs besoins affectifs et on ne crée pas un espace pour leur imagination, pour leur créativité, pour leur pensée et pour leur expression de soi. Les jeunes, tout comme les étudiants universitaires, se sont rendus compte que l’éducation, telle qu’ils la vivent, c’est huis clos! Il faut ouvrir les horizons, il faut montrer toutes les possibilités, il faut faire place! De la prématernelle jusqu’au post-doc, il faut faire place à l’expression de soi dans l’éducation.

Autre chose, et c’est aussi important: vous savez quel est le taux de mortalité professionnelle chez les enseignants et enseignantes au Québec? Il y en a peu qui font plus que cinq ans. La plupart ont fait des études ici même, à Montréal. Ils ou elles font des études en sciences de l’éducation et rêvent de communiquer leur savoir, leurs connaissances, de cheminer avec ces petits ou avec ces ados. Mais ils vivent le surmenage, le burnout! Il nous manque des enseignants, il nous manque des enseignantes! Donc, je dis : il nous faut une refonte de fond en comble du système de l’éducation. Parce que ça ne marche pas pour les élèves et les étudiant·e·s, et ça ne marche pas pour les enseignants et les enseignantes. Il faut se rendre à l’évidence : selon les statistiques, si on a un tel taux si élevé de décrochage, si on a un taux si élevé d’enseignants et enseignantes qui désistent en moins de 5 ans, il y a quelque chose qui ne marche pas rond. Or, je prône une renaissance dans l’éducation. Parce que — et là, c’est le spécialiste en sciences des religions qui parle—le Christ avait dit, dans les évangiles : «L’homme n’est pas fait pour le sabbat, mais le sabbat pour l’homme.» Les élèves et les étudiant·e·s ne sont pas faits pour le système : c’est le système qui doit être fait en conséquence des étudiant·e·s et des enseignant·e·s. Parce que je vous assure : pourquoi est-ce que beaucoup d’enseignants et enseignantes vont dans l’enseignement d’abord, ou font des études? À cause de la dimension affective. Mais dans quelle mesure y a‑t-il la dimension affective quand on entasse des jeunes? Dans quelle mesure est-ce que c’est humain de demander à un petit de rester assis une, deux, trois, quatre heures, cinq heures par jour? Dans quelle mesure est-ce que c’est réaliste et humanisant de penser à un jeune, une jeune, de 19, 20, 21 ans, de passer une heure, deux heures, trois heures, cinq heures, six heures, chaque jour assis, sans jamais pouvoir bouger ou s’exprimer? C’est déshumanisant! C’est le contraire de ce qu’il faut viser dans l’éducation. Nous sommes des êtres humains qui n’ont pas seulement un cerveau, on est sensoriels aussi!

LD : Quand vous pensez à l’avenir de l’éducation, à l’avenir de la société québécoise et aux conditions traditionnelles de l’éducation qui sont au pouvoir en ce moment, où voyez-vous l’espoir?

NC : Je suis père de trois enfants qui sont tous adultes, bien plus âgés que vous-même. Je suis grand-père de sept enfants, de sept petits-enfants. Je vois l’espoir dans chaque être humain : c’est là où je vois l’espoir. Et tant qu’on a des jeunes, des ados et des aînés devant nous, il y a de l’espoir. Et, en passant, croyez-le ou non, l’avenir de l’éducation, c’est avec les aînés. Depuis 2015, dans la population du Québec, la population du Canada et la population de l’Amérique du nord, la balance a changé : il y a plus d’aînés qu’il y a de jeunes maintenant. Autrefois, on pensait qu’à 65 ans, on ne pouvait plus rien apprendre, on disait en anglais you can’t teach an old dog new tricks, mais on sait maintenant par les études neurologiques : c’est complètement faux. C’est un stéréotype, c’est une caricature. Tant et aussi longtemps qu’on met devant les êtres humains —peu importe leur âge—des défis, le questionnement, la curiosité, eh bien on favorise la plasticité neurologique, cérébrale. Vous savez, moi je garde ce premier principe pédagogique que j’ai formulé : quand je fais des conférences, que ce soit en Allemagne, en France, aux États-Unis, ailleurs au Canada ou bien ici au Québec, je dis que la clé de l’enseignement, c’est d’enseigner à l’enfant dans l’adulte. Parce que jusqu’à notre dernier souffle, on se perçoit, à l’intérieur de soi-même, comme un enfant. Or, pour l’enfant, tout est possible. Voilà l’espoir.

NDLR : Le Professeur Cornett participera à l’exposition «  Petits Formats » d’Archive Art Contemporain le 16 novembre en collaboration avec plusieurs artistes, ainsi qu’à une rencontre dialogique le 18 novembre prochain avec la Société de Pastel de l’Est du Canada.

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Dérouter l’ignorance du pays https://www.delitfrancais.com/2019/10/22/derouter-lignorance-du-pays/ Tue, 22 Oct 2019 15:50:04 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34737 Entretien avec l’enseignant et auteur Patrice Lessard.

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Le Délit (LD) : Commençons par une courte présentation, nous qui nous connaissons. Patrice, qui es-tu?

Patrice Lessard (PL) : Comme tu le sais, mon emploi principal consiste à enseigner la littérature au Collège de Bois-de-Boulogne. Je viens d’une petite ville du Québec qui se nomme Louiseville, d’une famille de la petite classe moyenne —  upper lower class, mettons. Elle n’était pas nécessairement intéressée par la littérature. Il n’y avait pas de livres chez moi, pas de films, pas de musique. Je viens donc d’un milieu — tant ma famille que ma ville — pauvre culturellement.

Le Délit

J’écris depuis mes 20 ans et j’ai publié mon premier livre (un recueil de nouvelles) sous le titre de Je suis Sébastien Chevalier en 2009, donc à la fin de la trentaine. Depuis, j’ai publié sept autres livres ; à propos du joug est le dernier de cette liste, mais j’avais commencé à l’écrire il y a longtemps.

Mes premiers romans se passaient au Portugal, donc la question du Québec et des Québécois était abordée par la bande. Il me semble que j’avais un peu besoin de m’évader du Québec à cette époque-là. J’y suis revenu dans mes derniers romans et c’est dans À propos du joug que j’attaque de manière assez frontale tout ce qui me dérange ici.

LD : À propos du Joug, qu’est-ce qui a changé pour toi entre les premières esquisses de 2003 et maintenant?

PL : En ce qui me concerne, la question du racisme en 2003 était très périphérique. Je n’y croyais pas, pour tout dire. Elle ne me frappait pas. Il me semble qu’à l’époque, j’étais beaucoup plus indépendantiste. Cela dit, je n’étais pas nationaliste et ce qui me désolait, c’était que l’on n’arrivait pas à créer un pays. Dans les dernières années, il s’est révélé difficile de réfléchir à l’indépendance du Québec sans que des voix anti-immigration, se gargarisant à la laïcité afin d’exprimer un racisme, ne se manifestent. En ce sens, par rapport à ce qu’était ce texte en 2003 — ce que la note d’introduction indique — se pose la question à savoir si je veux vraiment m’associer à tous ces connards, ces connards qui disent vouloir sauvegarder la langue française alors qu’ils sont incapables d’écrire trois mots sans faire huit fautes. Sont-ce ces gens qui veulent l’indépendance du Québec aujourd’hui? Évidemment, c’est une généralisation complètement absurde, mais s’il était possible à une époque de fermer les yeux sur ce racisme, là, nous l’avons dans la face tous les jours. On le voit dans les réseaux sociaux, dans le Journal de Montréal, etc. Quand je pense le Québec et les Québécois, je me trouve forcément en porte-à-faux. C’est chez moi et il y a plein de belles choses ici, mais il y a aussi une espèce de honte et de peur qui me dit que je veux câlisser mon camp. Il est difficile de raconter ce sentiment-là sans tomber dans la généralisation.

À mon avis, les Québécois s’illusionnent beaucoup sur ce qu’ils sont, sur leur chaleur humaine, sur leur hospitalité. Lorsqu’on se promène un peu, on voit bien que de la chaleur et de l’hospitalité, il n’y en a pas tant que ça. C’est peut-être de ça dont je voulais parler dans le Joug. Il y a une importante distinction à faire entre ce que l’on fait et la perception que l’on peut en avoir.

LD : As-tu l’impression d’avoir suivi le modèle d’un Roland Barthes et d’avoir dévoilé quelques mythologies québécoises?

PL : Non, pas du tout. Cela ne faisait pas partie de mes références. Je te dirais que l’auteur que j’avais en tête à ce moment-là, c’était Thomas Bernhard, un homme qui est pour moi un très grand génie de la littérature autant sur le plan stylistique que sur le plan du contenu. C’était quelqu’un qui était beaucoup dans l’exagération et la critique très amère de l’Autriche. Bernhard disait par exemple que tous les Autrichiens sont des catholiques et des Nazis. Je le lis souvent et j’ai l’impression que je pourrais reprendre des pans entiers de ses livres et changer « Autriche » par « Québec ». Récemment, j’ai découvert un auteur grec au nom de Christos Chryssopoulos. Il a écrit un petit livre très baroque intitulé La Destruction du Parthénon dans lequel il tient un discours sur les Athéniens et les Grecs. Là aussi, j’avais la même impression. Beaucoup de choses pourraient être transposées d’un espace à l’autre, notamment, cette grande frustration, cette grande colère complètement stérile qui ne mène qu’à des actes haineux.

Il s’est révélé difficile d’aborder une réelle pensée à propos de l’indépendance du Québec sans que des voix anti-immigration, se gargarisant à la laïcité afin d’exprimer un racisme, ne se manifestent

LD : As-tu l’impression d’avoir interrogé cette colère-là ou d’en avoir simplement fait le constat? Je m’explique. Si, effectivement, les auteurs que tu mentionnes ont remarqué une grande haine, une grande misère, n’as-tu pas l’impression qu’à force de n’en dresser que le constat, on en oublie les causes? Cette colère, l’on peut la voir de par le monde : il y a une hausse des discours de l’extrême-droite, il y a une hausse des discours opposés à l’immigration et les mouvements fascistes sont en croissance. Pourquoi? Quelles sont les conditions de possibilité d’une telle croissance? Ils n’apparaissent pas ex-nihilo.  Laisse-moi éclaircir ma question : à force de constater la colère sans en chercher la racine, n’abandonne-t-on pas les « fâchés mais pas fachos » à cette haine qui capte leur colère?

PL : Écoute, c’est possible. Je ne suis pas sociologue.

LD : Non, ton rôle est peut-être plus important.

PL : Non, je ne dirais vraiment pas ce genre de choses. Je te dirais que j’ai beaucoup de mal à comprendre qu’après le désastre que les idéologies haineuses ont représenté au 20e siècle, certaines personnes soient à nouveau en train d’en faire la promotion. C’est d’une absurdité. Ce sont des idéologies de l’ignorance. Lorsque tu regardes les Italiens à Montréal, personne n’a aujourd’hui de problèmes avec eux et on les dit bien intégrés. Pourtant, à leur arrivée, on les traitait comme des chiens, on les détestait, on les insultait. On fait la même chose avec les musulmans aujourd’hui.

Mon travail d’auteur est dans la fiction. Le Joug, c’est un gars qui se suicide parce qu’il se demande à quoi sert l’écriture. C’est une question que je me pose constamment. J’ai besoin d’écrire, j’ai besoin de m’exprimer, mais ça ne sert à rien. Personne ne nous lit. Tu sais, je lisais René-Daniel Dubois — il s’est souvent fait ostraciser dans les dernières années en raison de ses opinions champ gauche — et il disait qu’au Québec, les intellectuels sont muets et les artistes sont « tatas ». Pour beaucoup, c’est de cette manière qu’on les veut, ces intellectuels ou ces artistes. Lorsqu’une personne affirme quelque chose sortant du grand récit national, on ne veut pas l’entendre ; cela ébranle nos certitudes. C’est sur cela que j’ai voulu travailler. Je ne suis pas sociologue ; j’écris une histoire. Néanmoins, ce n’est parce qu’il s’agit d’une histoire que je m’en déresponsabilise.

Je n’écris pas afin de questionner la résurgence des mouvements fascistes.

LD : Je veux rappeler que l’épigraphe de ton livre est une citation de Cioran. Ne penses-tu pas qu’en poursuivant dans cette tradition — tu me permettras de soulever la critique — trop repliée sur elle-même, la littérature soulève d’emblée la question — trop peu souvent prise en compte — de ses motivations premières?

PL : Lorsque tu dis cela, tu réduis la littérature à un rôle que tu voudrais bien lui donner. Je crois que la littérature est souveraine. Je rappelle un truc bien important : j’écris de la fiction. Ce que dit le personnage du Joug, ce n’est pas ce que pense Patrice Lessard. Lorsque j’ai publié Le sermon aux poissons, on m’invitait en entrevue en me disant « Oui, mais Antoine…c’est un peu vous! ». Moi je leur disais que non. Antoine, il se nomme Antoine, déjà. Il vit au Portugal et ce n’est pas mon cas. Cela, ce n’est pas ce que la littérature a fait — c’est ce qu’on cherche à faire d’elle! On cherche à amalgamer le propos d’un narrateur à son auteur. Le narrateur du Joug, ce n’est pas moi ; il faut s’enlever cela de la tête. Je ne me suis pas encore suicidé. Tu vois que j’ai une belle bibliothèque derrière moi et je n’ai pas jeté tous mes livres. Tout cela, ce sont des moyens et des motifs visant à créer des réflexions et des émotions chez les lecteurs. La littérature est souveraine. Elle n’a pas un rôle. Celle-là, c’est la littérature à thèse et c’est la pire. C’est celle qui défend les fascismes et les régimes totalitaires. Je ne veux rien savoir de cela.

LD : Si tu me permets de revenir à ce que je te demandais, il me semble que l’on se soit mal entendus. Je t’ai interrogé à propos des motivations premières de la littérature, non de ses finalités pratiques. Évidemment que la culture ne doit pas être un produit, évidemment que la culture ne doit pas suivre un programme politique et s’embrigader. Cependant, cependant. Elle comporte tout de même des finalités qui se dévoilent a posteriori. Lorsque tu as des auteurs nationaux — je pense notamment aux « Trois couronnes » toscanes (Dante, Bocage et Pétrarque) que tu as pu m’enseigner —, ces trois auteurs-là se sont révélés sans l’avoir voulu l’union d’une certaine communauté. Cela s’est matérialisé par la suite, cela n’était pas dans leurs intentions. Cela n’est certainement pas comparable à nombre d’auteurs nazis durant le troisième Reich. Ils ne cherchaient pas à créer artificiellement quelque chose. Néanmoins, ils ont tout de même, cela de manière non téléologique, créé un peuple, un sentiment d’appartenance. Et il y a une beauté à cette appartenance. C’est une appartenance libre, qui n’est pas contrôlée par un État ou encore un pouvoir politique. Une appartenance qui donne par ailleurs envie qu’on la rejoigne — ce qui manque au Québec. Qu’a‑t-on envie de rejoindre au Québec?

 

PL : Je pense qu’il y a un travail de sape depuis aussi longtemps que le Canada existe, mené conjointement par l’Église et les gouvernements, visant à ce que les discours des intellectuels et des artistes soient systématiquement déconsidérés. Il me semble que c’est pour cela que ce que disent les auteurs n’a pas beaucoup d’importance pour nombre de Québécois. Après, I do my shit. C’est tout. Je ne peux rien faire d’autre. J’essaye d’être fidèle à moi-même et de demeurer authentique dans mon travail de création. Je n’ai pas d’objectifs nationaux. Je peine à croire que cela puisse être bénéfique, que cela puisse rallier. J’ai l’impression que lorsque Gaston Miron écrivait L’homme rapaillé, c’est justement parce qu’il le faisait de manière authentique et avec tout son talent qu’il en est sortit quelque chose. C’est la même chose pour Hubert Aquin, Réjean Ducharme et Michel Tremblay. À côté de toi, il y a deux livres sur la table empruntés à la bibliothèque. Ces deux auteurs n’entrent pas dans le grand récit national. Pourtant, ils ont écrit des trucs marquants. Neuf jours de haine de Jean-Jules Richard se passe durant la Deuxième Guerre mondiale où Richard était engagé volontairement. Or, pour un Canadien français, s’engager était considéré comme une forme de trahison. On disait que la guerre en Europe, ce n’était pas de nos affaires. Six millions de Juifs, et ce n’était pas de nos affaires. Bref, il ne rentre pas dans le grand récit national et on ne le lit pas. Mais ce gars-là, he was doing his fucking shit. Avant le chaos d’Alain Grandbois, c’est un pur chef‑d’œuvre. Je ne me souviens pas avoir lu un auteur québécois m’ayant tant marqué depuis Réjean Ducharme lorsque j’avais 20 ans – quoique je ne suis plus vraiment capable de lire Ducharme aujourd’hui. Lorsque je dis que la littérature est souveraine, c’est dire qu’il y a quelque chose, un moment donné, qui t’anime. Ce quelque chose peut faire partie d’un projet, être en lien avec tes convictions — chez certains auteurs cela fonctionne. À certains moments, il faut pouvoir s’engager et prendre position. Ma position, elle peut difficilement aller plus loin qu’elle le va dans le Joug. Je maintiens et maintiendrai toujours écrire de la fiction.

LD : Sans t’engager personnellement, j’aimerais que l’on prenne la peine de s’attarder à certains passages ou éléments du Joug. As-tu l’impression que paradoxalement, malgré lui peut-être, ce texte s’insère dans le récit national? C’est-à-dire qu’il est dans la production de constats d’échec — c’est l’échec constamment reconduit.

PL : Absolument. C’est pour cela qu’il y a toutes ces références à Hubert Aquin. C’est un texte paradoxal. Ce sont deux narrateurs qui se retrouvent devant le même constat d’échec quant à l’écriture d’un roman   national, cela alors qu’il en résulte un texte d’un roman qui parle de nationalisme, bien qu’il ne soit pas un roman nationaliste. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu as peut-être relevé ces passages-là, mais il y est dit une chose et son contraire.

 

Le nationalisme n’en est lui-même pas à une contradiction près. On le voit tous les jours. Tout à l’heure, je te mentionnais que lorsque l’on affirme que les Québécois sont racistes, on nous répond que c’est partout pareil. Alors que, en continuant la discussion, en pointant ce que les Québécois font, on affirme d’emblée que cela n’est pas raciste. Ici, cela ne serait pas pareil comme ailleurs. Dans la même conversation, on dit donc une chose et son contraire! Ce serait partout pareil, mais ici cela ne serait pas pareil. Puis, je ne sais même pas jusqu’à quel point les gens qui disent cela ont tort. Ils ont peut-être un peu raison. Si c’est le cas, c’est paradoxal.

Je ne serais pas capable de résumer le roman en quelques phrases. La note du début signée P.L. — ce qui pourrait bien signifier Pascal Lamartine —, bien qu’elle soit totalement fictive dans sa prétention au patriotisme, signifie l’impossibilité pour moi d’un discours patriotique. Cela dit, ce paradoxe déroutant qui ne se rapporte pas à quelques lignes de force remplit un objectif.

LD : J’aimerais te demander. Patrice, quel est ton joug? À quoi appartiens-tu? Tu affirmes que la littérature est souveraine — nous pouvons être en accord là-dessus —, mais si elle l’est, c’est bien qu’elle approprie. Il y a des gens qui se font ravir par elle, pour de bonnes ou mauvaises raisons. Par quoi te fais-tu approprier? À quelle logique obéis-tu? Je me permets de te poser cette question, car elle figure en tant que déclaration dans ton livre : « À chacun son joug .» Il y a cette idée remontant à Kant, métamorphosée sous les méditations de Heidegger et rapportée au Québec dans les multiples essais d’Alain Deneault que l’on ne domine pas les mots, mais que l’on peut décider de ceux qui nous dominent.

PL : C’est une question difficile. J’ai l’impression que souvent, j’abdique une part de ma liberté parce qu’il faut gagner sa vie. Mon joug, c’est peut-être celui-là : j’ai bien du mal à me faire dire quoi faire et quoi penser. J’essaye d’être le plus fidèle possible à mes convictions, mais parfois nous n’avons pas le choix de les laisser de côté afin de survivre. Si j’étais complètement libre, je ne travaillerais pas et je n’habiterais pas ici. Ce qui ne veut pas dire que je déteste ce lieu ou mon travail. En vieillissant, j’ai l’impression d’avoir besoin toujours davantage de temps, alors que forcément, puisque je vieillis, il en reste de moins en moins.

Ce que tu dis va un peu dans le sens de ce que je disais. Il y a ce proverbe qui dit entre deux maux, on choisit le moindre. Entre la clochardise et l’enseignement au collégial, j’ai choisi le deuxième. Or, si j’étais vraiment fidèle à mes convictions, je serais clochard.

LD : Dans un autre registre : que penses-tu du sport? Je te connais une passion toute particulière pour cela.

PL : Nous parlions de paradoxes, en voilà un (rires, ndlr). Je suis un grand admirateur de la NFL ; je passe ma vie à regarder des émissions associées à cela. C’est du divertissement et nous en avons besoin. Dans À propos du joug, ce que j’essaye de dire — et encore une fois je rappelle qu’il est difficile de réduire ce texte-là à des lignes de force — tient dans un certain paradoxe. Lorsqu’il n’y a rien d’autre dans ta vie que le hockey — ce dont on a un peu l’impression au Québec —, tu te retrouves avec une abondance de partisans et aucun lecteur. Le sport se rapproche de ces moments où l’on regarde un film ou une série, ces moments où l’on s’abrutit.

 

Au Québec, on manque de lecteurs. Les gens qui lisent Louise Tremblay‑d’Essiambre ne sont pas des lecteurs. Si tu lis Michel David ou Louise Tremblay‑d’Essiambre, c’est parce que tu n’as jamais rien lu d’autre. Tu sais, un truc que je dis tout le temps — et je te l’ai probablement déjà dit d’ailleurs —, notamment à propos de Jacques le fataliste et son maître, c’est qu’il me semble qu’à la base de la consommation du divertissement, peu importe qu’il soit de haut niveau ou du sport-spectacle, il y a l’enjeu du plaisir. C’est de la grande généralisation, mais je conçois deux grands types de plaisir. Il y a celui de la reconnaissance, c’est un plaisir naïf. Tu vas aller voir une comédie romantique parce que tu sais bien que tu vas reconnaître tel type de pattern ou tel autre, cela car elles sont toutes construites de la même manière. Tout le monde raffole de Game of Thrones, mais cela reste des osties d’histoires avec des dragons. À l’opposé, il y a un autre plaisir beaucoup plus fécond. C’est celui de la déroute. Être dérouté par un texte. Quand tu lis un livre ou encore que tu vois un film, une pièce de théâtre ou un spectacle de danse, et que tu te dis « what the fuck », cela en même temps que tu te forces le cul afin de comprendre, il y a quelque chose de vrai qui se passe. Quelque chose d’important, même. Lorsque je dis qu’il n’y a pas de lecteurs au Québec, je veux dire qu’il y a beaucoup trop peu de lecteurs qui acceptent de se soumettre à la déroute.

Il y a ce proverbe qui dit entre deux maux, on choisit le moindre. Entre la clochardise et l’enseignement au collégial, j’ai choisi le deuxième. Or, si j’étais vraiment fidèle à mes convictions, je serais clochard

LD : As-tu des suggestions de lecture pour ceux s’intéressant à la littérature québécoise ou encore à la déroute?

PL : Au Québec, il y a forcément David Turgeon. C’est à mon avis le meilleur auteur québécois — ajoutons vivant car il semblerait que l’on doive respecter les morts. Le continent de plastique est un pur chef‑d’œuvre. Simone au travail, aussi. Son dernier portant sur le style de Genette, même chose. Il y a quelques années, j’ai vraiment adoré le roman d’une autrice québécoise du nom de Dominique Scali. Je te parlais tout à l’heure d’Avant le chaos de Grandbois.

À l’étranger, disons Thomas Bernhard. Littérature peut-être un peu plus exigeante. Il a écrit une trilogie que j’aime beaucoup : Des arbres à abattre, Maîtres anciens, Le Naufragé. Ce sont des textes qui peuvent se lire indépendamment, mais ils portent des voix similaires. Le Naufragé parle de musique classique, notamment à travers la figure de Glenn Gould. Maîtres anciens, de peinture. Des arbres à abattre, de théâtre. S’il faut en nommer un autre, je te dirais le Français Tanguy Viel. Sur le plan stylistique, c’est impeccable.

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Communauté et enracinement https://www.delitfrancais.com/2019/04/09/communaute-et-enracinement/ https://www.delitfrancais.com/2019/04/09/communaute-et-enracinement/#respond Tue, 09 Apr 2019 13:45:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33912 Entrevue avec le Professeur Aaron Mills

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Le Délit (LD) : Bonjour Professeur Mills. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs?

Aaron Mills (AM) : Absolument! Mon nom est Aaron Mills, je suis un Anishinaabe de la nation Couchiching. J’appartiens au clan de l’ours. Ma grand-mère Bessie Mainville de la nation Couchiching, une Aînée de cette communauté, et Fred Major de la nation Mitaanjigamiing furent mes enseignants. Je suis un nouveau membre de la Faculté de droit de l’Université McGill ; à partir du mois d’août, j’assumerai la Chaire de recherche du Canada en constitutionnalisme et philosophie autochtones.

LD : Pouvez-vous nous expliquer les « fondamentaux » de la philosophie des Anishinaabe?

AM : Eh bien, c’est une énorme question. Il me semble que la première chose que je tiendrais à clarifier est la suivante : si vous aviez à demander à six différents Anishinaabe, vous obtiendriez probablement six réponses différentes. Je ne veux donc pas présumer offrir une réponse trop générale. En ce qui me concerne, selon la manière qui m’a été donnée d’être éduqué, il m’est assez difficile de vous en brosser un portrait exhaustif. Un certain nombre d’enjeux viennent barrer notre route. Selon l’expérience personnelle que l’on peut avoir du colonialisme, on ne peut répondre à cette question dans un contexte s’y prêtant, si l’on tient à ne pas voiler la réalité de certaines personnes. Je suppose donc que la manière que j’aurais de répondre à votre question serait la suivante : nous sommes un peuple qui partageons une histoire particulière de la création et celle-ci instruit notre ontologie et notre épistémologie, qui elles-mêmes instruisent notre sens de l’autodétermination [freedom, ndlr] et de la communauté. Ultimement, de nos jours, plusieurs d’entre nous ne connaissent plus cette histoire, mais nous y collaborons encore dans la manière que nous avons d’appartenir à l’autre et à la terre. Ce qui fait de nous un peuple tient dans nos pratiques vivantes et notre compréhension du monde découlant de cette histoire. Il ne s’agit donc pas de tenir à cette histoire dans le sens strict du terme. Dans ma compréhension de la chose, il s’agit de mettre en valeur la forme de « constitutionnalisme » mis de l’avant.

LD : Vous avez mentionné dans l’un de vos articles qu’il y a de l’autodétermination (freedom) hors des libertés. Comme cela se traduit-il dans votre propos?

Il y a une logique propre à ce que je nomme « le chemin de la terre ». Le fait ontologique de notre interdépendance provient du fait que nous n’avons pas, individuellement, tous les dons naturels nécessaires afin de subvenir à nos besoins. Nous sommes inévitablement dépendants des autres.

AM : Maintenant, vous êtes au centre du problème! Que dévoile à nous cette histoire de la création? Elle révèle que les individus sont toujours déjà en communauté les uns avec les autres, dans une « communauté de la terre ». Des communautés en santé opèrent comme des confessions de cette logique. Nous ne nous demandons pas ce qu’est une société « juste » ; nous nous demandons comment faire les choses afin d’imiter les autres ordres de la création. C’est peut-être une tâche plus humble. Il y a une logique propre à ce que je nomme « le chemin de la terre ». Le fait ontologique de notre interdépendance provient du fait que nous n’avons pas, individuellement, tous les dons naturels nécessaires afin de subvenir à nos besoins. Nous sommes inévitablement dépendants des autres. Je m’inscris dans une logique que l’on pourrait qualifier d’« aide mutuelle », constamment en rapport avec les autres. La vision de l’autodétermination [freedom, ndlr] qui ressort de cette conception de l’individu se centre sur notre capacité à offrir nos propres dons et à recevoir ceux des autres. Je réfère cela à ce que l’on pourrait nommer le « libre don » que l’on pourrait opposer au « libre choix » des libertés négatives.

LD : Dites-moi si j’ai tort, mais, dans votre communauté, il n’y a aucun besoin pour une constitution dans le sens d’une loi suprême qui, en tant que moyen technique, dicterait sur des bases légales le reste de l’organisation communautaire?

AM : En fait, il me semble que la situation est encore plus radicale que cela. Cela n’est pas seulement que ce besoin n’existe pas, mais c’est aussi que cela serait incohérent. Le présupposé d’un tel document est déjà une manière de comprendre comment l’on doit gérer le vivre-ensemble. Plutôt que cette vision idéale, notre présupposé est qu’il y a un ordre naturel inhérent à la terre et qu’il est de notre responsabilité de comprendre comment devrait se traduire cet ordre dans notre communauté. Pour autant, face à cette compréhension théorique, la pratique rencontre certains problèmes. Le [colonialisme] nous a entrainé à interagir les uns avec les uns d’une manière très subjective propre à un cadre libéral. Deux formes de constitutionnalisme se chevauchent donc.

Courtoisie de l’Université Mcgill

LD : Pourrait-on aussi avancer que le fait que l’anglais soit la langue maternelle de nombreux membres des Premières Nations participe à cette réalité coloniale? L’anglais, il me semble, est une langue très technique et peu poétique ; en cela, elle tend à vous enfermer dans une certaine manière présupposée d’exprimer le monde. Sommes-nous en présence d’une entreprise coloniale?

AM : C’est évident. Il est difficile pour moi d’imaginer une critique

plus constante et commune nous étant adressée par nos Aînés. Dans les langues algonquiennes, la plus grande différence est que plus de 90% des mots que nous utilisons sont des verbes. Bien sûr, ayant l’anglais comme langue première, je n’arrive pas à penser le monde selon les mêmes schémas. Il s’agit donc d’une réponse affirmative définitive à votre question.

LD : Quelles sont les plus grandes différences entre le droit constitutionnel canadien et les lois autochtones?

AM : L’enjeu d’une telle question est le suivant : comment pouvons-nous caractériser adéquatement ces différences? Il me semble avoir mal considéré cette question pendant longtemps avant de finalement toucher à quelque chose de crucial. Votre question est encore plus large qu’elle n’y paraît ; il est question de ce que l’on entend par « légalité ». Comment une loi devient-elle une loi? Dans mon travail, j’ai cherché à développer une certaine structure de la « légalité » – j’utilise l’arbre en tant que métaphore afin de rendre la chose accessible – où la loi est entendue légitime uniquement dans sa propre structure. Elle obtient sa légitimité en vertu de chacun des niveaux de légalité réconciliable avec le niveau du dessous. Conséquemment, il y a une certaine histoire de la création qui génère une certaine forme de constitutionnalisme qui lui-même génère un certain nombre d’institutions et de procédés légaux pour finalement générer des lois. Si nous partons donc d’une histoire de la création telle que celle du Canada ou celle des Anishinaabe, nous nous rendrons bien compte – avant même d’atteindre le haut de l’arbre – des différences fondamentales existant entre les deux. Tout cela, de sorte que les deux ne se reconnaissent mutuellement pas comme des formes de droit. Je défends l’idée que dans le cas de la légalité anishinaabe, les lois ne prennent pas la forme de normes déterminées. Il n’y a pas de règles ou de droits. Il est question d’exprimer une certaine forme particulière de jugement lorsque soumis à un évènement qui y appelle.

LD : Ce que vous énoncez rappelle la méthode généalogique utilisée par Nietzsche et Foucault, ou encore le concept d’« épistémè » du dernier. Nous sommes devant l’impossibilité d’utiliser les termes d’une généalogie afin d’expliquer la cohérence interne d’une autre.

AM : Je peux comprendre pourquoi vous avez dressé ce lien. Il me semble qu’une distinction primordiale s’impose tout de même : les individus. Foucault est souvent crédité comme une gigantesque révolution propre à plusieurs disciplines universitaires où l’on étudie très attentivement des phénomènes à partir de la position du sujet. Ce que j’entends est bien plus radical. Il est bien entendu important de le faire, mais cela n’est pas suffisant. Mon argument repose sur des conceptions bien différentes de la notion de « subjectivité ». La conception anishinaabe repose sur une forme radicale d’interdépendance où nous nous envisageons en première instance en termes d’un ensemble de relations, non plus à partir du « Je ». Nous le voyons dans nos pratiques. Lorsque nous nous introduisons, nous le faisons à la hauteur des relations qui nous habitent. Vous mentionnez donc vos enseignants, votre famille, votre communauté, votre clan et toute autre forme d’appartenance. Ce que je cherche donc à dire est ceci : nous devons prendre sur nous d’accepter de prendre en considération des différences qui dépassent la position du sujet et l’horizon de la subjectivité.

Courtoisie de l’Université McGill

LD :  Ce que vous dites est fort intéressant. Cela en ferait rougir le philosophe Heidegger. Celui-ci a consacré une part significative de son œuvre et de son enseignement à critiquer la tradition métaphysique occidentale qui, depuis les présocratiques chez les Grecs, situe notre compréhension de l’Être à la première personne. La plus grande erreur de la philosophie occidentale a été son emphase sur le « Je ». Heidegger nous appelait donc à sortir de cette logique qu’il jugeait dangereuse ; il est ironique que les Anishinaabe n’aient pas rencontré cette même erreur originelle alors que la philosophie occidentale se targue trop souvent d’une méthode à même de la situer hiérarchiquement aux dessus des autres traditions. D’aucuns avanceraient même que cette erreur est historialement liée à la Révolution industrielle ayant culminé vers l’Anthropocène. Quels apports pouvons-nous tirer des enseignements anishinaabe en ce qui concerne un autre monde possible?

Il nous faut honorer les autres de manière à leur faire comprendre que leurs dons sont si importants pour nous que nous ne pourrions bien fonctionner sans eux.

AM : Il me semble que la seule manière de sortir de l’Anthropocène vers une autre époque consisterait à considérer les transformations en tant qu’échelle du changement. En tant que stratégie, je reconnais la nécessité des efforts orientés vers des changements systémiques, mais ils m’apparaissent insuffisants. Ces efforts ne sont capables que de changements réformatifs, non pas transformatifs. Pour autant, les pressions exercées – par exemple celles du colonialisme – sont si grandes que je ne crois pas que nous pouvons produire des changements transformatifs sans l’espace ouvert par les efforts réformatifs. En réformant les rapports avec les communautés autochtones et en sortant des logiques colonialistes, peut-être serait-il possible d’entrevoir des transformations. Quel genre de transformation visons-nous? Nous devons être ces transformations. Nous ne pouvons entrevoir la chose de manière compartimentée. Nous ne pouvons continuer à fonctionner dans un système libéral et tout autant ne pouvons nous considérer un renversement révolutionnaire. La genèse du changement n’est pas dans le système et tout ce qu’il a de défectueux. Il nous faut entrevoir le monde voulu et agir comme s’il en était déjà ainsi. En ce qui me concerne, ce monde est celui de l’aide mutuelle. La manière de nous apporter vers ce monde tient, dans un premier temps, dans la pratique de cette aide mutuelle. Il s’agit de traiter les gens comme s’ils étaient déjà dans ce genre de relations avec nous-même – ce que je crois sincèrement qu’ils sont, même s’ils ne le savent pas! Mon point est qu’ils ne sont pas doués dans ce genre de relation. Il nous faut honorer les autres de manière à leur faire comprendre que leurs dons sont si importants pour nous que nous ne pourrions bien fonctionner sans eux. Après un an de mon cours sur le constitutionnalisme autochtone à McGill, il est étonnant de voir la portée des transformations chez les étudiants! Il s’agit d’un processus assez lent qui, comme en ce qui concerne la question du colonialisme, est générationnel.

LD : Ce que vous dites est à contre-courant de la conception moderne et occidentale des rapports à autrui.

AM : Oh, oui ! Dramatiquement.

LD : Malgré les différences qu’il peut y avoir, je dois vous avouer être très sensible à ce que vous dites depuis le tout début de cet entretien – du moins dans la compréhension que j’en ai. Je tiens une grande partie de mes enseignements de ma grand-mère et de mon grand-père. Ils m’ont transmis un sens de la justice, un rapport au monde et à son expérience qui n’étaient pas inscrits dans une constitution ou des rapports figés à moi-même. Mon grand-père a préfiguré ma ferveur pour la question des mythes ou encore l’importance d’Heidegger. Vous avez vous-même trouvé chez vos enseignants et vos Aînés des enseignements défiant l’intuition des normes actuelles. Qu’en penser?

L’enracinement est un mode de pensée et d’être qui n’est en aucune manière spécifique aux communautés autochtones 

AM : Il y a bien évidemment un énorme travail à faire sur soi-même pour lutter contre ces intuitions. C’est ce travail quotidien qui me suit depuis dix ans. J’ai eu des enseignants formidables qui m’ont tant donné. Afin de réellement lutter contre l’Anthropocène, les crises environnementales et les formes communautaires et politiques qui l’ont permis, il nous faut développer un mode de pensée dit « enraciné ». C’est pourquoi j’apprécie ce que vous avez partagé au sujet de vos grands-parents. Il y a un changement de discours dans cette association identitaire. L’enracinement est un mode de pensée et d’être qui n’est en aucune manière spécifique aux communautés autochtones ; nous avons longtemps été d’honorables exemples – nous sommes ceux à suivre et à prendre sérieusement –, mais il est évident que d’autres personnes peuvent y souscrire! La planète entière y souscrit d’une manière ou d’une autre.

LD : Malheureusement, un tel propos sur l’enracinement peut être perçu comme suspect par certaines personnes. Il est généralement de convenance qu’une « pensée de l’enracinement » n’est pas une chose sérieuse, sinon qu’elle est dangereuse. Depuis les atrocités commises par les différents fascismes, il est difficile de penser à l’enracinement et aux mythes dans un contexte universitaire. Il est bien plus facile de ne plus y songer – malgré toute l’importance que de telles questions peuvent avoir.

AM : L’université est assez univoque à ce sujet, effectivement. Si cette pensée peut être suspecte dans un tel milieu, vous rencontrerez probablement aussi une suspicion à l’égard de l’autochtone plus généralement. Je regrette ce fait, mais souvent nous concevons l’éthique et la politique du point de vue du sujet. Je déplore cette situation. Je demeure profondément sensible à l’attention portée à la position du sujet, mais il m’apparaît que de n’en demeurer qu’à cela est une incroyable erreur si nous ne prenons pas la peine de penser conjointement d’autres manières. Le point critique de la pensée enracinée nous renvoie à ce que nous avons mentionné plus tôt. Si je rencontre un problème à ce que l’on s’approprie, par exemple, certaines pratiques anishinaabe, cela n’est bien entendu pas parce que de telles pratiques n’appartiendraient qu’aux Anishinaabe. Il s’agit plutôt de comprendre que ces pratiques ont une signification particulière interne à notre propre constitution. Elles n’appartiennent pas qu’à une sphère privée. Pour autant, si une personne non autochtone enracinée comme vous arrive à une pensée similaire, je n’ai qu’une réponse : excellent! Pour le dire autrement, l’appropriation culturelle doit être critiquée pour autant que certains individus reprennent des éléments qui ne font de sens que dans des constitutionnalismes bien précis, par exemple la légalité anishinaabe. L’appropriation ne semble permissible à ceux qui la font que parce qu’ils s’inscrivent dans une légalité occidentale qui divise la sphère privée de la sphère publique où il incomberait donc à l’individu de décider des éléments qui composent sa sphère. Nous ne faisons pas cette distinction. Un individu doit montrer une subjectivité enracinée s’il veut comprendre l’importance d’une pratique.

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Le Délit (LD) : Bonjour Alexis Martin. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs et lectrices?

Alexis Martin (AM) : Je suis d’abord et avant tout un acteur de théâtre, mais très vite je me suis mis à écrire et à faire de la mise en scène. Cela fait presque vingt ans que je dirige un théâtre, le Nouveau Théâtre Expérimental. Je me décris comme un homme de fiction. Mon métier est celui-là. Créer des personnes, créer des intrigues. J’ai toujours considéré que le théâtre est une activité intellectuelle, c’est-à-dire que certains enjeux que l’on peut retrouver dans la philosophie, l’essai et la science politique peuvent avoir une matière intellectuelle dans une pièce. Ces enjeux y sont abordés et déclinés autrement. C’est pour cela que la philosophie a toujours été pour moi quelque chose de très inspirant. Je vais même faire un show sur Georges Bataille sur sa rencontre avec le peintre André Masso, au moment où Bataille rédige un texte intitulé « La conjuration sacrée » pour la revue Acéphale. Bataille est un homme que j’ai étudié avec [le philosophe] Claude Lévesque il y a plus de vingt ans et qui m’a accompagné à peu près toute ma vie adulte. Comme dramaturge, de temps à autre, j’y reviens. Il a été une inspiration pour toute ma vie. Il s’agit d’une façon de regarder le monde, au fond. Une façon radicale, disons-le. Bataille nous demande « Quel est l’au-delà de la pensée et de la raison? », « Est-ce que le progrès et la raison ne sont pas des mythes? », « N’y‑a-t-il pas quelque chose à voir plus loin que ces choses-là? ». C’est quelqu’un qui a voulu penser l’impensé de la philosophie, c’est-à-dire ce qu’elle a rejeté qui n’était pas « rationnel », les scories qu’on laisse, ce qui est excrémentiel, la sexualité humaine, ce qui outrepasse les bornes – le cri. Finalement, tout ce qui est en dehors de ce qui est jugé digne et d’intérêt par la philosophie conventionnelle. Tout cela se déroule à la suite d’Artaud, de Freud et de Nietzsche. Pour un créateur, c’est très intéressant. Du point de vue du dramaturge, je trouve un intérêt dans ce qui se trouve sous la surface lisse des choses, ce qui est en réserve et qui, sans qu’on le voie, nous fait agir.

LD : Vous nous avez parlé de Bataille plus tôt, en nous parlant de ce qu’il y a d’excrémentiel chez l’humain. Il fait remonter cela à Nietzsche. Qu’en pensez-vous? Se sont-ils répandus de la même manière?

AM : Ha! Au fond, Bataille nous dit que ce qui est vraiment louche chez l’humain, c’est de cacher ce genre de choses, la part organique ou encore les fluides qui sont innés. C’était quelqu’un qui était très conscient de son corps, contrairement à ce que toute la métaphysique occidentale a bien voulu nous dire du corps. [Cette métaphysique] faisait la négation du « bas » afin de favoriser le « haut ». Nietzsche, et Bataille à sa suite, sont des gens qui nous disaient qu’il fallait renverser cela. Cette verticalité est fausse. En ce sens-là, il ne s’agit pas de parler de scatologie ; ce n’est pas du tout le propos de Bataille. Lorsqu’il est question de l’excrémentiel, c’est dans ce qui est rejeté par le corps social. Cela est, au fond, très révélateur de qui nous sommes. Il s’agit de la sexualité humaine, des excès, le dionysiaque.

Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté.

Béatrice Malleret | Le Délit

LD : Justement! Tout ce qui tient de la scorie, tout ce qui peut mener à une quelconque folie – à la névrose – nous apprend ô combien nous ne nous connaissons pas.

AM : C’est bien là qu’une vérité se révèle. Voilà la raison entourant la provocation de Bataille et de Nietzsche. Il ne s’agit pas de se rouler dans la fange, mais bien de comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi avons-nous tant nié le corps. Ce corps périssable et pourrissant. Il y a quelque chose de fascinant à cela. Il y a des gens qui n’ont pas la force pour accueillir l’étrangeté. Leur plastique est peut-être trop faible. Lorsque Lacan nous dit qu’il y a trois passions fondamentales (le narcissisme, la haine de l’autre et l’indifférence de savoir), il nous montre que l’on ne veut pas regarder ailleurs par risque d’être bouleversé. Les types qui restent enfermés dans leur bibliothèque ne veulent pas vraiment comprendre ce qu’ils étudient, au fond. Il y a la peur de se mêler, de mêler les sangs, les eaux. À travers les récits de Bataille, ceux avec des prostituées et des beuveries, il y a une invitation détournée à rencontrer l’hétérogène. Voilà ce qu’est vivre. Le reste, c’est l’invention de moines.

LD : Dans ce cas-ci, si vous permettez, cela dépend toujours des schèmes dans lesquels nous nous inscrivons. C’est-à-dire qu’être un moine à une époque de la débandade, voilà une forme d’étrangeté. Il y a là un souci de rigueur, de sévérité, totalement étranger à notre époque, par exemple. L’étrangeté réside dans les excréments de la norme.

AM : Oui, bien sûr. Ce que j’ai voulu dire en parlant de la monastique, c’est cette réclusion de l’autre, cet hermétisme. Cette idée de ne plus vouloir être touché. Je n’en vois pas le mérite, ni le courage. Je peux m’enfermer dans ma chambre et être brillant, mais en quoi est-ce admirable? On peut être un libertin très rigoureux.

LD : Effectivement. Il y a du Bataille, en cela. Suivant votre profession de foi, de quelle manière ce dernier a‑t-il influencé votre création?

AM : Eh bien, j’ai essayé dans une pièce qui se nomme Bureau – évidemment, je ne suis pas un académicien ou un philosophe sérieux et donc je m’empare de cette manière – de mettre en scène des personnages batailliens. Ils formaient une secte d’adorateurs qui kidnappaient un jeune prêtre. À travers ce kidnapping, j’essayais d’exprimer un désarroi que je sens en tant que dramaturge. C’est quelque chose que je repère dans la vie de tous les jours ; nous marchons à côté de nos tombes, la plupart du temps. Nous sommes dans un univers quasi concentrationnaire qui est voué au travail. Au fond, pourquoi en sommes-nous arrivés à dévaluer l’aspect solaire et moins médiatisé de la vie? Tout cela pour en arriver à un monde qui en est réduit à des processus menant à la quantification. Nietzsche et Bataille ont amorcé cette critique de la modernité. Pour un dramaturge, c’est très intéressant. La dépression, la névrose… ce sont des choses que je vois chez les gens qui m’entourent ! J’ai voulu recréer au théâtre cette tension qui est en nous, les exigences d’une vie qui est vouée à la thésaurisation infinie. Parlons de l’obligation au travail. Bataille nous raconte cela. Nous en sommes venus à un monde qui se définit par l’obligation au travail, comme s’il n’y avait rien d’autre. Plusieurs amis à moi ont fait des dépressions, des tentatives de suicide. Il y a une souffrance derrière ce monde. Il faut représenter sur scène cette souffrance-là.

LD : S’agit-il que de ne représenter ou plutôt est-il question d’une thérapeutique?

AM : Hmm. Thérapeutique… Tu sais, je suis très prudent avec ces mots-là. Ce mot peut être très prétentieux. En même temps, je crois qu’il y a une vertu dans la représentation. Que des êtres humains se déplacent pour aller dans un théâtre, alors même qu’il n’y a aucun gain commercial ou transaction payante derrière cela… Il faut le faire! Aller s’assoir dans le noir est un acte très étrange. De voir d’autres humains incarner d’autres humains devant d’autres humains… Il y a peut-être – je ne dirais pas « thérapeutique » – une révélation quelconque. Je pense, en ce sens-là, qu’il y a un acte qui échappe au commerce ordinaire, ce que Bataille nommait l’« économie restreinte ». Avec cela, nous sommes dans une « économie cosmique ». Aller voir des humains se représenter sur une scène est un acte très étrange et qui ne semble pas vouloir mourir! Certains ont prédit la mort du théâtre, mais [le Nouveau Théâtre Eexpérimental] est plein – c’est plein tous les soirs! Il y a peut-être quelque chose d’un peu cathartique, oui.

LD : De quelle manière votre travail se démarque-t-il des autres, au Québec? D’autres dramaturges s’inspirent-ils de philosophes ou de littéraires?

AM : Des littéraires, oui. Des philosophes, pas beaucoup. Des gens ont fait des choses sur Thoreau, mais dans l’écosystème québécois et montréalais, les pensées philosophiques ne sont pas souvent mises en scène. Les gens sont davantage tournés vers les romanciers. En ce moment, il y a beaucoup de « théâtre documentaire » qui se fait. C’est intéressant : des gens jouent aux anthropologues. Il s’agit d’une tendance lourde, en ce moment. La philosophie n’a pas été vraiment exploitée en tant que filon. Peut-être les gens voient-ils cela comme une matière rébarbative. Ils ne se sentent pas équipés pour entrer là. Pour ma part, je défends souvent que les gens ont tort de penser une telle chose. Lorsqu’on prend la peine de s’enfoncer dans les chemins de pensée qu’offrent des gens comme Platon ou Heidegger – des philosophes qui peuvent sembler très rébarbatifs –, ceux-ci demandent certainement des introductions et des passeports parfois, mais des gens comme Bataille, Foucault et Deleuze ont des tas de choses à dire aux dramaturges et aux créateurs. Peut-être les gens ont-ils un préjugé, au Québec. Ils peuvent penser que toute cette matière est désincarnée, alors qu’au contraire les philosophes les plus profonds sont bien souvent les plus troublants. Ce sont les plus émouvants.

LD : Cette situation est dommage. Des philosophes comme Nietzsche et Heidegger concevaient la philosophie comme devant être en interaction avec les créateurs et les artistes – c’est particulièrement le cas chez Heidegger. La philosophie est laissée à l’écart par ceux-là mêmes qui auraient tout intérêt à y voir quelque chose. Certaines personnes croient que la philosophie s’enferme dans sa tour d’ivoire. En même temps, trop de gens bloquent la porte de cette tour, de l’extérieur, afin qu’elle y demeure cantonnée.

AM  : C’est une belle image! En même temps, j‘essaie de ne pas faire la leçon aux gens ; il faut prêcher par l’exemple. J’aurai laissé derrière moi un certain nombre de pièces – certaines très ancrées dans des philosophies et d’autres non – et si ce corpus peut influencer ou inspirer des créateurs, tant mieux.

LD : On retrouve chez vous ce Claude Lévesque qui préfère montrer plutôt que sermonner…

AM : Oui! Et, vous savez, Claude est un homme qui adorait le théâtre. Il venait me voir jouer au théâtre et il était toujours fasciné par les acteurs, par la plastique et l’expressivité – il était fasciné par cela. Claude était un maître. Ce fut un pédagogue extraordinaire.

LD : Vous avez parlé un peu de lui lors de la causerie entourant la réédition de L’étrangeté du texte, pouvez-vous nous en dire davantage sur qui était cet homme? Quel était votre rapport à lui? C’est un homme que j’aurais voulu connaître.

AM : C’est un homme que j’ai beaucoup aimé. Il m’a ouvert à Freud, Bataille et bien d’autres. Tu peux lire ses livres! Il est partout dans ses livres. Par ailleurs, Claude a formé des épigones. Peut-être certains t’ont-ils formé au cégep ou à McGill. Sur quel sujet travailles-tu?

LD : Je travaille en ce moment sur l’importance communautaire du mythe à partir de Nietzsche et d’Heidegger – par exemple dans l’art. Bataille, par exemple, opposait ses propres mythologies aux mythologies fascistes. Il s’agit de retracer ce qui a été perdu. Le mythe est un moyen génial de créer une communauté, alors qu’il m’apparaît que nous sommes aujourd’hui tant en manque de mythes que de communautés. Sinon, nos mythes sont très pauvres – comme ceux racontés par Roland Barthes.

AM : Oui! Nous avons par exemple le mythe du « progrès ». Il est très pauvre ! Tu as tout à fait raison. C’est pour moi l’un de plus grands enjeux pour les générations qui viennent : comment maintenir un univers symbolique dans un univers voué au processus? Plus particulièrement dans un monde où les processus ne font que s’autoalimenter ; des processus vides, au fond. Tout cela, dans un temps vide, homogène. Benjamin parlait de ce temps-là, de ce processus qui est dans une inflation perpétuelle. Mais pour aller où? Vers quelle finalité? Il n’y en a aucune. Tandis que le mythe offre, quant à lui, une finalité. Il offre un ancrage, un sens. Ton travail est donc très actuel. Sais-tu, je pense à mon fils qui a 18 ans et je me demande quel sens il va donner à sa vie. J’appartiens à un monde où nous avions encore les résidus de mythologies chrétiennes. Nous les contestions, mais elles étaient encore très puissantes. Elles structuraient le monde et la communauté – il y avait une communauté. Aujourd’hui, je ne sais pas.

LD : La modernité a son lot de bienfaits, mais elle a complètement évacué certains éléments essentiels, prétextant une peur de tout ce qui ne serait pas « raisonnable ». En même temps, les goulags sont issus de la raison, des processus techniques. Le totalitarisme et l’eugénisme sont issus de cette sainte Raison.

AM : Oui! Et le rationalisme est un mythe! C’est aussi une forme mythique d’organisation. Il y a cette prétention que tout est intelligible. C’est le grand mythe occidental. Justement, non! Tout ne l’est pas. Une tension réside là : je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il n’y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.

Je ne comprends toujours pas davantage pourquoi je suis sur terre et l’on me dit qu’il faudrait y comprendre quelque chose. Il y a là une économie de l’incompréhensible et de la folie.

LD : Nietzsche partage la même analyse. Platon a fait passer tous les sophistes et les mythes à la trappe – malgré le fait qu’il en utilisait lui-même – en élaborant cette prétention à une nouvelle grande méthode maîtrisable. Alors que, bon… le génie de Platon fut d’avoir été le plus grand sophiste en chassant avec ruse la prétention sophistique de tous les autres. Il a dissimulé un mythe sous quelque chose qui prétendait ne pas en être un. Il y a un style derrière tout cela.

AM : Je suis sensible à cela. Cela rejoint Bataille – qui est resté avec moi toute ma vie depuis Claude Lévesque. Au fond, pourquoi? Je ne sais pas si tu as lu ou pratiqué Bataille, mais c’est un grand styliste – dans le sens pluriel du mot. Le français qu’il écrit est d’une beauté – il est simple et limpide. Il se prononce bien et porte une grande oralité, alors même qu’il est d’un raffinement. C’est une langue spectaculaire. Toute sa philosophie est théâtrale. C’est comme si la dimension dramatique de l’existence était profondément incarnée dans ses écrits, dans son style. Cela peut choquer la vision de la philosophie remontant à Platon. L’aphorisme est aussi important que le discours discursif. Il s’agit d’une philosophie qui se fait artiste, où il est question de création, d’imagination, de poésie – toute la métaphorique de Bataille est grandiose. Pour ma part, cela m’a galvanisé à chaque fois ; tout comme des électrochocs qui me donnaient envie d’être plus relâché, lyrique! Certains textes m’ont fait pleurer. Je me sentais vivant. Au fond, ce que dit Nietzsche avec son concept de « volonté de puissance » touche à cela – ce qui nous rend plus vivants et magnifie la vie. Ce n’est pas une volonté de mort ou de domination ; les gens l’ont mal compris. C’est une volonté qui cherche à s’agrandir, à être toujours davantage plastique.

LD : C’est très intéressant ce que vous dites. Bon, vous parlez de Bataille qui se médie d’une façon proprement spectaculaire à la suite de Nietzsche, mais il est intéressant de connaître la source de l’aphorisme chez ce dernier. Avant de le tenir des maximes de La Rochefoucauld, il le tient des Latins et de leur brevitas, de cette manière de dire en un éclair, et avec tout le spectaculaire que cela suppose, un monde de sens. Bataille est donc, d’une certaine manière, l’héritier de cela. Cette brièveté est censée frapper droit au cœur. Cela m’amène à vous interroger sur ce que vous avez témoigné en octobre dernier lors de cette causerie que nous avons mentionnée plus tôt. Dans vos phases sombres, de quelle manière Bataille a‑t-il su vous toucher et vous accompagner?

AM : Ces phases sombres étaient des épisodes dépressifs. Jeune homme, j’en ai fait deux importants. Je dis souvent que la littérature m’a sauvé. Il y avait d’un côté Tolstoï – je lisais le soir lorsque j’étais malheureux et cela m’aidait à m’évader. Quant à Bataille, sa lecture me donnait le goût de vivre. Nietzsche était son maître en cela. Nietzsche et lui étaient des gens qui nous ont témoigné ce qu’est l’exaltation. On peut retrouver la vie, le côté solaire des choses. La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art. Bataille – et il a eu une vie très trouble –, c’est une sorte de pensée sauvage qui s’empare de nous. Avec ses mots, nous avons l’impression d’être à nouveau dans l’univers, ce sentiment océanique… La manière qu’avait Bataille d’exprimer ces choses est fort convaincante. Je pouvais passer à travers mes journées. C’est un peu mystérieux de réaliser qu’il y a des plumes qui, de cette manière, nous accompagnent, nous soulèvent. Ce sont des gens qui ont une grande sensibilité, une hypersensibilité. Certaines personnes n’ont rien compris à Bataille en le qualifiant de « mystique de garde-robe ». Dans le cas de Sartre, il n’avait certainement pas la sensibilité demandée pour saisir ces profondeurs. C’est peut-être contestable ce que je te dis (rires, ndlr)!

La lecture de Bataille m’a appris que je n’avais pas fini de vivre. Il me fallait retrouver cette première impression du soleil sur ma peau, ou encore la fraîcheur de l’art.

Courtoisie Yves Renaud

LD : Cette sensibilité est un problème pour certains. D’aucuns ont un rapport très épidermique au texte – que je veux dans le bon sens du terme –, en cela qu’ils sont saisis. Que voyez-vous dans le milieu artistique québécois? Sommes-nous en présence de sartriens éthérés?

AM : S’il est question des acteurs ou de la création en théâtre, je dirais qu’il y a des gens qui sont porteurs d’un mainstream qui présente un peu toujours le même jeu et les mêmes fictions qui participent à l’encadrement de l’expression de certaines émotions humaines. Ils répètent des codes d’une façon qui les protègent totalement. Tu comprends ce que je veux dire? Ils reproduisent des schémas vus à la télé un millier de fois – et ils sont très habiles dans cet univers – et dans des cadres très bien définis. Certains acteurs ne vont exprimer que le minimum d’émotion et de la façon attendue… Enfin, tu as des gens qui vont dans des lieux où moi-même je n’ai jamais réussi à aller. Ils ont ce talent d’être extatiques, d’être à côté d’eux-mêmes.

LD : Avez-vous quelques noms, que l’on puisse se faire une idée?

AM : Oui, évidemment. Des gens comme Sylvie Drapeau, Marc Béland, Pierre Lebeau, Guy Nadon, Dominique Quesnel, Guylaine Tremblay, Benoît McGinnis ; des gens qui, tout à coup, même si tu les connais te font dire : « Ok. Il y a là un être humain hors de lui- même tout en étant là. » Ce sont des gens qui sont en grande maîtrise – contrairement à ce que l’on pense – et peuvent se dédoubler. C’est passionnant… c’est terrifiant. Là, nous sommes dans des dimensions où il y a une multiplication des masques. Et puis bon, il y a un aspect du milieu qui fait en sorte que l’on ne fait que réactiver des codes qui nourrissent la machine. Le problème étant, les gens dont je te parle sont obligés – en quelque sorte – de collaborer à ce système. Il y a quelque chose de nécrotique. L’industrie tue l’art – alors que l’une des fonctions de l’art est de constituer de la communauté – en le captant avec ses propres intérêts mercantiles. En même temps, il y a une résistance. Plusieurs acteurs font encore du théâtre dans toutes sortes de petites places. C’est inquiétant, par contre. C’est l’état de notre époque et les formes dévoyées de l’art sont partout. Cela ne me fait rien que cela existe, mais il nous faut un pendant. Parfois, j’ai peur que nous perdions la belle folie. Il sera imparti à ta génération de renouer avec l’art – je crois à cela. L’art est un phénix qui renait de ses cendres.

Béatrice Malleret | Le Délit

Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose.

LD : Vous enseignez l’art dramatique, n’est-ce pas?

AM : J’ai très peu enseigné. Je viens d’enseigner l’interprétation à l’École nationale de théâtre (du Canada, ndlr). J’aime cela, mais je suis pris dans la création. Mon intérêt premier et le mandat que je me suis forgé a été d’écrire de nouvelles pièces. Pourtant, j’en suis à un point où j’aime beaucoup enseigner. J’ai enseigné les romantiques allemands, l’automne passé. J’ai fait jouer du Kleist, du Büchner. Connais-tu Büchner? Toi, tu adorerais cela. Il faut que tu le lises! Par exemple, tu aimerais La Mort de Danton. Tu sais, Büchner meurt à 24 ans. Il nous laisse trois pièces ; trois chefs‑d’œuvre. Une comète incroyable. J’ai donné du Jakob Lenz, aussi. C’est quelqu’un qui préfigure l’expressionnisme. Écoute, ce répertoire n’a jamais vraiment existé au Québec et là il est en train de disparaître. En vieillissant, je veux me donner ces missions-là. Jouons des choses que vous trouvez étranges. C’est un combat, la culture. Il faut réactiver les bons schèmes, récapituler. C’est un peu cela, la culture : une récapitulation. Quels sont les grands schèmes qui nous font agir? Ce combat, il faut le poursuivre – et c’est ce que j’ai fait toute ma vie. C’est pour cela que le répertoire est une chose importante et, au Québec, nous l’avons beaucoup négligé. Nous sommes tombés dans une fausse nouveauté : le nouveau pour le nouveau. C’est un nouveau factice, celui du capitalisme ; on produit, on jette. Le nouveau ne peut être intéressant que dans la mesure où tu comprends ce qui vient avec. Les Européens le comprennent peut-être mieux. Ici, nous sommes un peu flottants, sans repères – surtout chez les plus jeunes.

LD : Y a‑t-il donc un phénomène de pauvreté intellectuelle dans la génération d’artistes montante?

AM : Pas à cause d’eux. C’est de notre faute. Nous n’avons pas assez accentué l’importance du répertoire. Et tout cela, c’est paradoxal venant de moi! J’ai fait du théâtre de création toute ma vie. Avoir fait jouer un répertoire leur aurait donné une oreille. Goethe, Kleist, Shakespeare… Ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de cette nourriture. J’ai toujours vu la maîtrise du répertoire et la création côte à côte. Ce qui m’a intéressé a été de rebondir et cela prend un mur pour cela! À partir du moment où on l’enlève, les gens jouent avec quoi? La métaphore est un peu grossière, mais où doit-on envoyer la balle afin de voir ce qu’elle fait? Il n’y a pas de pure génération spontanée. Nous sommes toujours dans la réaction à quelque chose. Nous tombons encore dans le mythe occidental du « progrès » qui n’est qu’une chute par en avant. Elle est absurde : « Après moi, le déluge. »

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« Il nous faut de la sensibilité » https://www.delitfrancais.com/2019/02/26/il-nous-faut-de-la-sensibilite/ https://www.delitfrancais.com/2019/02/26/il-nous-faut-de-la-sensibilite/#respond Tue, 26 Feb 2019 13:02:08 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33447 Entrevue avec le professeur émérite Charles Taylor.

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Charles Taylor est un philosophe canadien de renommée mondiale et professeur émérite de science politique et de philosophie à l’Université McGill. Il s’est impliqué durant de longues décennies au devenir du Québec et du Canada. Connu publiquement au Québec pour son rôle de coprésident de la Commission Bouchard-Taylor, le professeur Taylor s’est intéressé tout au long de sa carrière à la communauté, au sécularisme, à la modernité et aux identités. Nous lui devons notamment Sources of the Self (1989), The Malaise of Modernity (1991), A Secular Age (2007) et The Language Animal (2016).

Réveillons-nous aux dangers qui nous guettent! Pour nous réveiller, il nous faut de la sensibilité ; l’intelligence ne sera pas suffisante.

Le Délit (LD) : Professeur, pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs? Qui sont vos maîtres en pensée ?

Charles Tayor (CT) : Il faut nommer tout d’abord Maurice Merleau-Ponty. Il faut savoir que je fus exposé dans mes jeunes années à un certain enseignement de la philosophie à Oxford. Celle-ci était positiviste, lockienne et influencée par Descartes. Face à cela, j’y cherchais une réfutation! C’est de cette manière que je suis tombé sur la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Ensuite, je suis passé par plusieurs autres, Ricoeur notamment. Je me sentais très proche de lui. Pour l’histoire, rappelons qu’il est venu enseigner à Montréal au début des années 1960. J’ai pu échanger avec lui et sa pensée durant toute ma carrière. Je pratique une version assez particulière de la philosophie. Malgré mon respect pour la philosophie que certains diraient « analytique », j’estime qu’il est impossible de répondre à certaines questions si on s’en tient à cette méthode. Pour parler sérieusement de certaines choses, il faut étendre notre vue. Cette manière de concevoir la philosophie demande un grand nombre d’approches. Il faut, si l’on veut, une sorte de combinaison de réponses portant sur plusieurs mêmes chemins. Voilà le genre de philosophie que je pratique et celle-ci exige pareille méthode. C’est en tentant de répondre à certaine questions, par exemple « Qu’est-ce que la morale ? », que l’on comprend l’impossible d’une méthode trop étroite. On ne touche pas au fond du problème. Par contre, la philosophie analytique est très bien outillée pour répondre à un certain nombre de questions, mais ce n’était pas celles qui m’intéressaient généralement (rires, ndlr). Pour ma part, je m’intéresse à certaines questions qui exigent que la philosophie soit considérée au sens large. C’est-à-dire, il faut y intégrer d’autres disciplines comme l’histoire, l’économie et la sociologie. Certains aimeraient en nier le nom de philosophie et cherchent à me ramener à une conception étroite de la philosophie, mais le nom qu’ils veulent bien donner à cela m’indiffère (rires, ndlr) !

S’il faut ajouter une autre chose à cette brève présentation, c’est bien mon implication politique qui date depuis bien longtemps. Pour ceux qui me connaissent, je suis un social-démocrate et pose des questions qui relèvent de cela. C’est l’une des choses qui me stimulent. Je dirais avoir énormément appris de mes implications en politique. Représenter un mouvement, organiser un parti, essayer avec d’autres de former un programme, etc. Il s’agit d’un choix personnel et ce n’est pas quelque chose que je demanderais de tous!

LD : Vous vous êtes même présenté contre Pierre Elliott Trudeau. Certains vous associent tous les deux dans votre rapport au multiculturalisme, par exemple. Est-ce une association adéquate ?

Courtoisie du Devoir

CT : Il y a deux différences assez importantes. Premièrement, lui n’a jamais été un social-démocrate. Je dirais même que Trudeau ne s’intéressait pas vraiment à ces considérations. Ce qui le passionnait, c’était les droits nationaux, changer la Constitution, y enchâsser la Charte des droits et libertés. Je ne suis bien sûr pas contre cela, mais j’avais d’autres chats à fouetter. Deuxièmement, nous n’étions pas d’accord sur la façon d’aborder la question québécoise. À ce sujet, il était constamment et incessamment négatif et qualifiait le nationalisme québécois de mouvance enfantine. Il méprisait ces sentiments. Tandis que pour ma part, je ne suis pas indépendantiste et crois que le Québec a tout intérêt à demeurer au sein du Canada, mais je sais reconnaître l’importance de l’identité québécoise. Sa survie me tient à cœur. Cela n’est pas pour dire que Trudeau n’y tenait pas lui-même – à sa façon –, mais il n’a jamais voulu reconnaître le caractère distinct de cette culture. Il tenait à reconnaître des locuteurs du français et tenait au bilinguisme. Il a bien œuvré à ce niveau au gouvernement fédéral afin de le transformer en instrument adéquat. Pourtant, il m’apparaît qu’il ne comprenait pas la mentalité [québécoise] et cela lui a fait faire des choses qui auraient pu être assez couteuses, par exemple [l’accord du lac] Meech. J’étais absolument en faveur de Meech et lui était absolument contre ; il est même sorti de sa retraite politique afin de faire campagne contre l’accord. Je me souviens d’une conversation avec lui où il disait avoir promis à ses enfants de ne plus retourner en politique après son dernier mandat, mais s’était révélé trop tenté par la situation (rires, ndlr). Nous n’avons jamais été d’accord au sujet du Québec.

LD : Outre le champ de la philosophie, quelles lectures ont marqué votre parcours intellectuel?

CT : Très tôt, on m’a convaincu d’écrire un livre sur Hegel. Il m’a fallu lire sur la littérature de l’époque et me suis donc plongé dans le romantisme allemand. Ce fut pour moi une influence très importante. Herder est un personnage passionnant. Il s’agit d’un philosophe allemand qui a lancé quelque chose que l’on pourrait qualifier de « nationalisme allemand », mais ce serait un peu trompeur de le dire comme cela, puisqu’il était un nationaliste universel. Il croyait que les différentes langues et cultures humaines avaient des aperçus très profonds et différents et que de forcer quelqu’un à s’exprimer à travers une autre langue tenait de la tourmente. À l’époque, une certaine partie de l’élite allemande – Frédéric le Grand en est l’exemple le plus frappant – écrivait ses livres en français. On se servait de l’allemand pour donner des ordres, mais pas pour penser ! Berlin attirait un grand nombre d’hommes français des Lumières. Herder était autant contre l’imposition de la langue allemande sur les Slaves que contre l’imposition du français dans les cercles allemands. Preuve en est que le grand fondateur de la Tchécoslovaquie a été profondément influencé par Herder. Toute cette philosophie de la reconnaissance culturelle a marqué un grand nombre de philosophes et d’hommes d’État. Il s’agit donc d’un nationalisme universel qui pense les différences culturelles d’une manière inédite à l’époque. Cela demeure encore une inspiration de nos jours.

Au niveau littéraire, Dostoïevski est certainement très important. Il a compris une certaine fascination pour le mal – par exemple dans Les Démons ou encore Les Frères Karamazov – et il y a donc un aspect théologique très intéressant. Parmi les poètes, il y a Baudelaire qui a soulevé des questions qui ne sont toujours pas résolues. Ce poète écrit à une époque où le temps vécu subit une transformation et il cherche à marquer une distinction entre le temps cosmique et le temps vécu. Il se questionna sur comment vivre le temps. Il s’agit de considérations remarquablement profondes.

LD : Professeur, vous avez travaillé la question de la communauté dans  Sources of the Self et The Secular Age, notamment ; que peut-on appeler une communauté de nos jours? 

Courtoisie d’Alex Tran

CT : Eh bien, il y a toute sorte de communauté. Le village, la famille, une nation entière si cela fonctionne bien (rires, ndlr). C’est un groupe humain qui se ressemble et pense en commun. Il s’y profile ce que je nomme les « imaginaires sociaux » et c’est ce genre d’expériences communes qui unit une communauté. Nous pouvons attribuer cela à n’importe quel niveau et il existe des tensions entre chacun de ceux-ci. Il est toujours question d’expérimenter communément et d’y avoir le sentiment de ce partage. L’individualisme y est possible, mais la dimension de ce qui est vécu en commun constitue bien souvent la manière qu’aura cet individualisme d’être constitué et exprimé.

LD : Dans votre dernier livre, The Language Animal, vous semblez prendre position en faveur de certaines implications de l’hypothèse de Sapir-Whorf, c’est-à-dire celles qui touchent au champ « métaphysique » du langage constitutif de l’expérience. Quelles sont, selon vous, les conséquences que l’on puisse en tirer du point de vue de la vie en communauté sous un modèle multiculturaliste ou encore interculturaliste? Ces modèles sont-ils à la hauteur de ces implications ?

CT : Il y a différences sortes de multiculturalisme, mais cela n’est jamais un problème fondamental qui en vient à empêcher les uns et les autres de se comprendre. Par exemple, le multiculturalisme dans le contexte canadien présuppose un certain degré d’intégration à des valeurs communes, à un certain cadre éthique. À l’intérieur de cette citoyenneté commune, nous expérimentons certaines choses profondément communes. La différence culturelle n’y change rien : nous essayons, dans un cadre éthique, de démontrer du respect pour l’autre.

LD : À quoi attribuez-vous le repli identitaire, au Québec par exemple ?

Certaines personnes ne voient pas que la quasi-totalité des nouveaux arrivants ne veut que s’intégrer.

CT : Il m’apparaît qu’il y a toute sorte de raisons. Dans certains cas, comme ce fut le cas dans le cadre de certaines politiques gouvernementales mises en place dans les dernières années, il peut être très difficile, si l’on n’a jamais vécu au contact d’une autre culture, de se faire une opinion de la situation sans un certain effroi. Lors de la Commission [de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, aussi appelée Commission Bouchard-Taylor], un grand nombre de gens venaient nous demander : « Vont-ils nous changer ? » Il y a cette peur que quelque chose d’essentiel puisse être transformé. Là-dedans, évidemment, il y a une forte dose d’inconscience réelle de l’autre, on ne le voit pas vraiment tel qu’il est. Certaines personnes ne voient pas que la quasi-totalité des nouveaux arrivants ne veut que s’intégrer. Durant la Commission, lorsque nous demandions à ces gens la raison de leur venue au Québec, ils nous répondaient deux choses : la liberté et le travail. Ils veulent donner des chances dans la vie à leurs enfants. Le malaise ressenti par une partie des Québécois pourrait être résolu au contact de ces gens, preuve en est Montréal. C’est seulement par le temps et le contact des uns avec les autres que l’on peut approcher un tel problème.

LD : Permettez que je vous pose plusieurs questions qui s’entrecroisent. La critique communautariste lancée par le philosophe canadien George Grant – que vous avez connu personnellement – il y a plusieurs décennies est-elle toujours valide, à votre avis? Le Canada est-il authentiquement original comme il a pu l’être brièvement à une certaine époque? La mondialisation à l’américaine a‑t-elle triomphé ?

CT : Ces questions demeurent encore ouvertes. J’avais beaucoup de sympathie pour George Grant et les problèmes philosophiques qu’il abordait, mais ce qu’il a dit du Canada n’était peut-être pas tout à fait exact. Il y eut une tradition ayant commencé avec les Royalistes d’une conception de la solidarité qui demeure encore foncièrement différente de celle des Américains. S’il est vrai qu’elle n’a plus la même ampleur qu’elle put avoir, il s’agit de quelque chose qu’il faut recréer. Cette tradition n’est pas enterrée et [sa vitalisation] est un work in progress. […] Même si le Parti conservateur du Canada s’est rapproché dans les dernières décennies d’une vision davantage à l’américaine, le Canada demeure foncièrement différent sur différents fronts (rires, ndlr).

Courtoisie d’Alex Tran

LD : Quelles sont, selon vous, les raisons de croire, Professeur ? Y en a‑t-il ? Parlez-nous de votre travail entrepris dans A Secular Age.

CT : Je crois qu’en un sens, oui! J’ai décidé – et ce fut en quelque sorte une préférence qui n’est pas tant partagée – de révéler mes propres croyances et surtout au dernier chapitre. Je les ai présentées comme elles me paraissent, c’est-à-dire en des termes très positifs. Pour autant, en un autre sens, non! Je tenais à ce que ce livre représente, ou donne, une certaine expression à des positions auxquelles nous ne pouvons pas nous opposer. Il y a certainement un peu de Nietzsche dans tout cela, malgré le fait que j’ai voulu y tendre le moins possible. Le livre en entier s’essaie à plusieurs choses et à plusieurs prises de position ; j’ai aussi tenté de donner des raisons pour le non-croire. Il est cependant juste de dire que ce livre appartient à l’univers des propositions. Il invite à considérer certaines choses, voire à les accepter. Il se veut aussi l’espace d’un dialogue. Je ne prétends pas avoir la réponse définitive.

LD : Un dernier mot sur lequel nous devrions méditer ?

CT : Réveillons-nous aux dangers qui nous guettent ! Pour nous réveiller, il nous faut de la sensibilité ; l’intelligence ne sera pas suffisante.

 


Citation de la semaine: «Sans doute quelques-uns parmi vous en conviendront, se souvenant de ce que dit Hamlet : ‘‘Rien n’est bon, rien n’est mauvais, c’est la pensée qui crée le bon ou le mauvais’’.» Ludwig Wittgenstein

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Nietzsche dans tous ses états https://www.delitfrancais.com/2018/11/20/nietzsche-dans-tous-ses-etats/ https://www.delitfrancais.com/2018/11/20/nietzsche-dans-tous-ses-etats/#respond Tue, 20 Nov 2018 14:47:46 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32593 Entrevue avec la philosophe et professeure Martine Béland.

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Martine Béland est une professeure et chercheuse au cégep Édouard-Montpetit et titulaire d’un doctorat en philosophie de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Ses recherches portent sur le « jeune Nietzsche » et la réception de ses œuvres. Elle est directrice intérimaire du Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCÉAE) et professeure associée au Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal.

Le Délit (LD) : Bonjour, professeure. Pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs? Quels sont vos maîtres à penser?

Martine Béland (MB) : C’est une question en un certain sens assez évidente pour moi parce que je suis une spécialiste de Nietzsche. Il est donc pour moi un philosophe très important ; auteur — pas seulement philosophe — en raison du style et de la construction des livres. Je me suis beaucoup intéressée à ses techniques de production littéraire, aussi à la façon dont il écrit des préfaces, son utilisation des métaphores ; comme auteur en général. Sinon, des auteurs auxquels je reviens souvent sont plutôt des romanciers, des littéraires. En philosophie, à part Nietzsche, j’ai commencé par Heidegger.

LD : D’après vous, qu’est-ce la philosophie et devrait-elle être une discipline travaillée par tous?

MB : La philosophie, c’est beaucoup de choses. C’est une discipline et ce mot, en soi, est intéressant puisqu’il a deux sens. Aujourd’hui nous pensons beaucoup à la discipline universitaire ou académique, c’est-à-dire un champ où l’on poursuit des études. Au Québec, qui plus est, la philosophie a la particularité d’être une discipline que l’on étudie assez jeune — on commence au cégep — et même pourrait-on peut-être la commencer encore plus jeune. Je suis d’ailleurs assez curieuse de ce que donneront les programmes de philosophie pour enfant ; des gens à l’Université Laval s’y intéressent. Peut-être alors, comme dans votre question, la philosophie pourrait être une discipline que l’on étudierait très jeune. J’enseigne au cégep et je suis souvent frappée de constater que, pour les étudiants, la philosophie est souvent quelque chose de nouveau. C’est un peu comme s’ils n’avaient jamais fait de mathématiques et qu’ils commençaient à dix-sept ans! Peut-être pourrait-elle donc quelque chose de plus général. D’un autre côté, le mot discipline, c’est aussi une mise en pratique, des exercices ; s’astreindre à une certaine façon d’être, à une certaine façon de vivre. La philosophie a été une discipline en ce sens-là surtout durant l’Antiquité, mais je ne pense plus qu’elle le soit tellement aujourd’hui.

Hugo Gentil

LD : Justement. Au sens de l’Antiquité, quelle est l’importance, pour vous, d’une vie philosophique? Vivez-vous une existence s’y apparentant?

MB : Non! (rires) En fait, ce n’est pas un non, mais je ne veux pas porter un jugement de ce type sur moi. La barre serait trop haute. Je laisserai les autres en juger. De toute façon, au sens de l’Antiquité, il est sûr que la réponse soit négative. Nietzsche s’est d’ailleurs beaucoup intéressé à la manière dont la philosophie, dans les écoles hellénistiques, était une discipline de vie globale qui devait avoir des effets sur le choix alimentaire, sur la manière de socialiser, parfois même sur les rythmes de sommeil. Une manière très stricte de voir comment la vie quotidienne peut être régie. Il est certain que je ne vis pas une vie philosophique en ce genre-là. D’autre part, une vie philosophique est guidée, en quelque sorte, par le savoir… Je répondrai d’ailleurs en nietzschéenne en disant que c’est une vie qui vise à savoir non pas dans le but de savoir! Un intérêt pour le « savoir » dans le but de comprendre pourquoi nous sommes tant intéressés par le « savoir ». Par exemple, pourquoi favorisons-nous le vrai plutôt que le faux? Pourquoi le Bien plutôt que le Mal? Des interrogations du genre guident une vie-philosophie de ce type. Une vie de l’esprit qui est animée par une curiosité, une recherche et une capacité à ne pas vouloir à tout prix avoir la réponse. Ne pas toujours vouloir avoir la connaissance. Pouvoir accepter la question qui demeure parfois sans réponse. En ce sens-là, pour moi, une vie-philosophie est une vie où l’on est sceptique.

LD : Quelles sont les difficultés propres à l’enseignement de la philosophie? Pourquoi enseignez-vous au niveau collégial? Même, vous demanderais-je, de quelle manière vos travaux sur Nietzsche ont-ils influencé votre enseignement?


MD : Beaucoup de questions en une! Vous me remettrez dans le droit chemin si je me perds en cours de route. Pourquoi enseigner au collégial? Un hasard. Lorsque j’étais à ma thèse au doctorat, un ami m’a fortement encouragé à postuler au cégep, mais cela ne m’intéressait pas puisque j’écrivais ma thèse. Or, pour cet ami, enseigner au cégep était l’assurance d’avoir une profession. Il avait raison. J’ai postulé lorsque j’étais au doctorat — j’ai été engagée —, mais j’ai refusé les charges d’enseignement qui m’étaient offertes jusqu’à ce que j’aie défendu ma thèse. Au début de ma carrière, je n’ai jamais pensé que je deviendrais professeure au cégep. C’est une très belle profession, mais je ne m’étais jamais vraiment posé la question. J’espérais, éventuellement, avoir un pied dans l’université. Or, au fond, j’en ai toujours eu un en tant que chercheuse. Donc, ma carrière est bicéphale. Je suis, d’une part, professeure au cégep, mais aussi chercheuse au Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCÉAE) dont je suis maintenant la directrice intérimaire.

Enseigner au cégep, c’est évidemment quelque chose de stimulant. C’est un beau défi que de devoir attirer des jeunes qui n’ont aucune idée de ce qu’est la philosophie. Je n’ai pas intérêt à ce qu’ils trouvent cela ennuyeux. J’ai réellement l’envie et le souhait de leur faire voir ce qu’il y a de fondamental et d’universel dans la pratique philosophique. Mon cours d’introduction vise à les accrocher à ce qu’est la philosophie. Voilà la difficulté principale répondant à votre question. Si l’on enseigne encore Platon, Épictète, Épicure — mon enseignement se concentre beaucoup sur le stoïcisme — c’est parce que leurs textes nous parlent encore, à travers les siècles.

LD : Vous me permettrez de vous redemander : de quelle manière vos travaux sur Nietzsche ont-ils influencé votre enseignement?

MB : C’est une question difficile, en un sens, puisqu’elle demande que je me retire de ma pratique pour y déceler l’influence. Ce n’est pas si évident. En plus, cela fait si longtemps que je travaille sur Nietzsche. Il est donc difficile de me séparer de certaines méthodologies ou de certaines approches. Je vais tout de même essayer d’y répondre… Vous savez, j’ai travaillé le « jeune Nietzsche ». Il était alors philologue et s’intéressait beaucoup aux Grecs. Pour améliorer ma compréhension de ses idées et son rapport aux Grecs, j’ai beaucoup travaillé le stoïcisme. Enseigner une introduction à la philosophie m’y a d’ailleurs obligé d’autre part. Ou plutôt, ça m’en a donné l’occasion. Cela me permettait de compléter mon travail sur Nietzsche. En disant cela, je me rends bien compte que je ne réponds pas vraiment à votre question!

LD : Vous y répondez sans y répondre.

MB : Disons que je la détourne. Une influence qu’a eue Nietzsche sur mon enseignement serait probablement de ne pas croire aux idées. Former les étudiants à être peut-être davantage des sociologues des idées que des philosophes. C’est-à-dire, l’on s’intéresse au vrai, au Bien. Pourquoi? Pourquoi juge-t-on cela si important? Que signifie « important »? Toujours l’interrogation par la valeur, dans la généalogie des concepts.

LD : Passons aux questions, disons, nietzschéennes! Pouvez-vous nous parler de votre excellente analyse faite dans Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche?

MB : Ce livre est issu de ma thèse de doctorat. En thèse, je savais d’emblée vouloir travailler sur Nietzsche et je m’étais donné la tâche première de le lire complètement et chronologiquement. Cela inclut les carnets de notes associés à chacun de ses livres, la correspondance, les fragments posthumes, etc. Ce qui m’a alors frappé après cette lecture fut son projet de jeunesse. J’étais particulièrement intéressée par le fait que la critique culturelle formait un projet énorme et cohérent. Il avait le souhait de former une communauté, en parlait avec beaucoup d’amis, avec [Richard] Wagner. Or, tout cela semble avoir été laissé de côté et cela m’a apparu concomitant avec son retrait du monde universitaire.
Il est certain que Nietzsche n’est pas si original que cela en tant que critique culturel. Il l’est à une époque de critique culturelle, mais certaines de ces critiques lui sont propre et il va les développer par après. Je me suis intéressée aux formes de la critique culturelle — la dimension politique de la critique de l’État, sa critique de la musique, du journalisme, de l’éducation avec Schopenhauer et tel qu’on le voit dans la première Inactuelle (David Strauss, apôtre et écrivain; 1873) et je me suis beaucoup intéressée — peut-être pas assez encore — à la critique du savant. La critique du type qu’est le savant, celui qui est formé par les instituts universitaires et académiques. J’ai cherché à cerner certains fronts de critique, certains fronts d’action, de la part de Nietzsche, dans son projet visant à rénover la civilisation et à comprendre, aussi, pourquoi il a laissé ce projet-là de côté.

LD : Un lecteur d’Héraclite pourrait s’intéresser particulièrement à la question du polemos, à la pulsion agonale. Il s’agit d’un aspect, repris par Nietzsche, très présent dans votre livre. Cela m’amène à vous demander : quelle est l’importance de la « joute », cette pulsion politique [agonale] que Nietzsche associe à une certaine période de l’Antiquité grecque, pour notre époque? Manquons-nous d’une éducation propre à cette pulsion?

MB : Cela n’est plus très valorisé. L’idée de la notion d’agôn, la pulsion agonale et la notion de joute apparaissent dans les textes nietzschéens de jeunesse. Après cela, nous ne les voyons plus tant que cela. Agôn et joute, plus tellement. Par contre, ce que l’on retrouve beaucoup, c’est la notion de pulsion. Il est clair que cette notion est partout dans l’œuvre de Nietzsche et elle est particulièrement importante puisqu’elle nomme l’hypothèse globale que fait Nietzsche de ce que sont la vie et le réel comme dépassement ou [singularisation] par rapport à l’autre. Il y a cela dans la notion de pulsion, dans la notion d’âgon et dans la notion de joute. Nietzsche émet l’hypothèse que cette volonté de se distinguer, de se séparer, d’être au-dessus d’autres choses, est inhérente à la vie. Il est certain que nous n’avons pas une éducation à cela. Se distinguer des autres, être différent, comprendre une hiérarchie… ce ne sont pas des choses présentes dans notre éducation ou dans notre discours public, mais on peut consentir que cela se trouve partout au quotidien. Nous le voyons dans les milieux de travail, nous le voyons dans la rue, dans les concerts — cette volonté de se démarquer. Il est certain qu’à notre époque, nous ne voulons pas voir cela — nous critiquons même l’idée de hiérarchie —, mais elles sont néanmoins présentes. Qu’est-ce qui pourrait être une bonne éducation à cela? Au moins, d’en prendre conscience! C’était d’ailleurs l’un des objectifs de Nietzsche : attirer notre attention sur ce phénomène pour mieux le voir à l’œuvre.

LD : Vous mentionnez cette singularisation, cette idée qui prétend que l’on se crée en tout point différents des autres. Elle semble tout de même très présente à notre époque! Or, tandis que, pour Nietzsche, les Grecs étaient « superficiels par profondeur », ne sommes-nous pas, aujourd’hui, profonds par superficialité? C’est-à-dire… être différent pour être différent!

MB : Il est certain que de nos jours, l’on valorise beaucoup le fait d’être soi. J’ai vu une publicité hier, justement. Une publicité pour La Presse+. Il y avait une jeune fille et une citation censée lui appartenir. Le message disait sommairement : « C’est lorsque l’on arrête de se chercher que l’on parvient à être ce que l’on est. » J’ai lu cela en souriant. On voit bien que l’on valorise le fait d’être soi, d’être authentique, de s’exprimer librement et tout cela est très beau. C’est une situation découlant de la disparition des échelles de valeurs communes et imposées. On permet, donc, toutes sortes d’expressions et l’on valorise cela. Maintenant… y a‑t-il tant de différences entre chacune de ces personnes-là? La personne que j’ai vue dans cette publicité m’a semblé être tellement ordinaire. C’est un constat, non une critique. J’aurais pu la voir dans l’un de mes cours ou encore dans le métro. Elle ne m’aurait jamais frappée comme étant une personne s’affirmant particulièrement dans son individualité. Qu’est-ce que cela veut dire d’être pleinement soi-même? J’ai l’impression que l’on nous fait croire que d’être authentique va faire de nous quelqu’un de complètement différent des autres. En réalité, non. Puisque je suis professeure au cégep, je vois bien que c’est à cet âge-là que l’on peut développer cela, aussi. Je sais bien que plusieurs de mes étudiants, dans mes cours, pensent qu’ils sont tellement originaux et différents. S’ils savaient comme ils sont représentatifs d’un type! L’important est de savoir de quel type nous sommes.

LD : Cela renvoie au « perspectivisme » de Nietzsche…

MB : Oui, bien sûr! Lorsque j’enseignais Nietzsche, c’est d’ailleurs ce que je cherchais à enseigner. Le lien entre ce dont nous venons de parler et son « perspectivisme ». On le voit très bien dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873). Nous ne pouvons pas, également, penser le perspectivisme sans l’hypothèse de la « volonté de puissance ». C’est à la fois la beauté et la difficulté de Nietzsche : ce n’est pas un philosophe au sens généralement accepté. On ne peut pas le traiter avec des tables des matières parfaitement compréhensibles ; on ne trouve pas un livre de Nietzsche où est effectivement développée l’idée de la « volonté de puissance » ou celle du « perspectivisme ». Il faut lire et relire et se montrer attentif à ce qui est écrit. Souvent, d’ailleurs, l’on me demande par quel livre de Nietzsche commencer. En fait, ma belle-mère m’a posé cette question-là hier! On me la repose régulièrement. J’essaye de répondre à cette question-là en fonction de la personne. Pour quelqu’un qui est cultivé, une curiosité générale pour la culture occidentale et une ouverture à la littéralité du langage, je conseille de commencer par Le Gai savoir (1882) Pour un étudiant en philosophie, ce n’est peut-être pas non plus par celui-là que je le ferais commencer.

C’est à la fois la beauté et la difficulté de Nietzsche : ce n’est pas un philosophe au sens généralement accepté. On ne peut pas le traiter avec des tables des matières parfaitement compréhensibles

LD : Vous faites la dichotomie, chez Nietzsche, entre les ouvrages exotériques et ésotériques…

MB : Une question rarement abordée. C’est mon biais straussien! J’ai été formé par un straussien.

LD : Je m’en allais justement vers là. Leo Strauss a écrit un livre expliquant, en quelque sorte, comment le lire. Chez Nietzsche, diriez-vous qu’il y a de cela? Ou encore, un équilibre entre les œuvres exotériques et ésotériques ? Vérité et mensonge au sens extra-moral, par exemple, appartient à ce dernier groupe. C’est, par ailleurs, comme vous le mentionnez, un projet avorté tel qu’on le voit dans la correspondance entre Nietzsche et son ami le philologue Rohde. Ce dernier disait à Nietzsche qu’un tel livre ne trouverait pas son lecteur.

MB : C’est une bonne question. Au fond, je pense que si je me trouvais à réécrire mon livre, je ne suis pas certaine que je garderais cette distinction. Ce qui m’est devenu plus pertinent tient dans les stratégies éditoriales, les stratégies pour atteindre un public. Il est frappant de voir que la majorité des livres principaux de Nietzsche ont été publiés à compte d’auteur ; Par-delà bien et mal (1886) publié à compte d’auteur, c’est incroyable! Il n’en a distribué que 200 copies dans les mois qui ont suivi sa publication. Elles n’ont pas toutes été vendues puisqu’il en a envoyé un large nombre à des amis et à des revues. Tout cela est donc peut-être plus intéressant si l’on veut comprendre la production de l’œuvre de Nietzsche ou encore toutes ses tactiques concomitantes pour trouver un lectorat. Il cherche à ce point un lectorat qu’il cherche à tout penser. La première de couverture, le carton du livre, était particulièrement importante. Il voulait que le lecteur comprenne que tel livre était la suite d’un autre. Il était important pour lui que ses lecteurs comprennent qu’il était en train de produire une œuvre complète. Le fait que La Généalogie de la morale (1887) soit une étude de cas de Par-delà bien et mal, le lectorat doit bien le comprendre. Aujourd’hui, on oublie cela.

Je bifurque, mais cette question m’intéresse. La Généalogie de la morale est souvent un texte par lequel l’on rentre dans l’œuvre de Nietzsche. Ce fut mon cas aussi. C’est un livre que j’ai lu en cours d’introduction à la philosophie à l’Université d’Ottawa. J’y suis rentrée sans que personne ne me dise « ce livre est une étude de cas » ou un terrain historique qui fait une application des idées globales développées dans Par-delà bien et mal. En plus, lorsque nous l’avons étudié [Par-delà bien et mal] au baccalauréat, nous ne lisions que le premier chapitre! Je ne sais pas si vous avez en tête la table des matières du livre, mais dans ce chapitre se trouve une critique de la philosophie… On ne nous faisait pas lire le neuvième chapitre qui touche sur ce qui est noble ou encore les sections sur l’hypothèse de « volonté de puissance ». On ne lisait pas le travail philosophique réel de Nietzsche développé dans ces sections-là et nous l’avons étudié seulement en tant que critique — un peu étrange — avec lequel on ne sait pas trop quoi faire.

Bref, pour revenir à la dichotomie entre l’exotérique et l’ésotérique, au fond nous voyons qu’il y a beaucoup de textes que Nietzsche a effectivement laissés de côté, d’autres qu’il a publiés à compte d’auteur — il y a la quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883–85) qu’il ne prévoyait pas publier —, mais en même temps il y a tellement de stratégies de publicité et de diffusion énorme — qui furent plutôt un échec à l’époque — que c’est cela qui me semble plus important que la dichotomie: les stratégies pour se trouver un lectorat.

 

Fernanda Mucino | Le Délit

Je ne connais de plus haute fin à m’assigner que d’être un jour, de manière ou d’autre, un éducateur au sens le plus large du terme. Friedrich Nietzsche ; 1874

LD : Ne diriez-vous pas que c’est par dépit ou par faiblesse que Nietzsche en vient à oublier ce qui apparaît être un fondement chez lui — c’est-à-dire que la « vérité » est profondément meurtrière — et donc à publier, toujours en recherche d’un lectorat toutes considérations oubliées de ce qu’il put dire de la « vérité », selon des stratégies éditoriales qui laissent radicalement de côté ce qui put constituer tout le projet du « jeune Nietzsche » élaboré avec Erwin Rohde?

MB : Je crois qu’il faut regarder la chose différemment. Nous avons affaire à un auteur qui publie 17 livres en 17 ans. C’est énorme. Nous pouvons donc regarder la chose d’un autre point de vue. Une chose qui m’a frappée — pour continuer dans les chiffres — c’est la quantité de préfaces que Nietzsche a écrites. Il a écrit bien plus de préfaces que de livres ; 25 préfaces, si je ne me trompe pas. Pourquoi autant? À quoi sert la préface? Elle sert à présenter une œuvre en s’adressant au lecteur. Il y a davantage de publications que de dépit ou d’abandon. C’est un homme qui passe son temps à écrire sans cesse. Nous voyons le volume que prennent les fragments posthumes. Il est certain qu’en écrivant sans cesse, il y a des projets qui sont mis de côté. Il me semble que si n’importe qui prenait vos carnets ou les miens, ils verraient la masse de projets que l’on ne traitera finalement pas. Il y aurait d’ailleurs un beau travail à faire sur les tables des matières de Nietzsche. Pour revenir à votre intervention, face à cette masse de travaux non terminés demeure la masse de travaux publiés. S’il publiait autant — et à la fin Nietzsche se pressait puisqu’en 1888, il voulait absolument rejoindre le plus de gens possible — ce n’est pas sans une bonne connaissance des tribunes qu’il y avait, à l’époque, en Europe. Il lisai plusieurs revues — des revues françaises et britanniques — et était très au fait de ce qui se passait dans l’Europe intellectuelle de son époque. Donc, il voyait très bien que pour rejoindre des lecteurs, il faut bien que les livres circulent! Il envoie plusieurs des siens pour qu’il y ait, au moins, des recensements. Je me suis intéressée aussi à la perception de Nietzsche quant à la réception de son œuvre et il était déçu qu’elle soit si minime.  Il se souciait que ses idées aient une tribune et il se doutait bien que cela pourrait prendre du temps. Finalement, cela n’en a pas pris autant.

LD : Quel est votre rapport au constat nietzschéen d’une civilisation malade? Que pensez-vous de son diagnostic?

MB : Pour Nietzsche, une civilisation, une Kultur en allemand, c’est un certain équilibre des pulsions, une certaine échelle de valeurs, une certaine définition de ce qu’est l’humain, de ce qui est souhaitable et de ce à quoi nous devons être formés. Qu’est-ce qui peut faire qu’une civilisation soit malade ou déclinante? Dans ses œuvres — je pense encore une fois à Par-delà bien et mal —, nous voyons que Nietzsche utilise beaucoup la métaphore de la jungle et de la luxuriance pour décrire ce qu’est la vie à son meilleur, pour décrire ce qui est la tendance naturelle de la vie, c’est-à-dire la tendance à une diversification de ses formes et à une augmentation des échelles de différenciation, des hiérarchies. Une civilisation peut être déclinante, une Kultur peut être malade, lorsqu’elle devient « égalisante » plutôt que d’être hiérarchique. C’est le moment où elle encourage et valorise un type de vie, un mode de vie, une organisation des pulsions, plutôt que de favoriser une variété des pulsions. Donc, lorsque Nietzsche écrit que la civilisation est déclinante, c’est notamment en raison de cette uniformisation. Aussi, le déclin peut surgir d’une civilisation se mentant sur ce qu’elle est en réalité. Nietzsche critique d’ailleurs beaucoup cela dans ses œuvres de jeunesse, comme par exemple dans L’État chez les Grecs (1872), où il défend l’idée que la civilisation moderne se ment sur la valorisation qu’elle se fait du travail. Elle se ment aussi sur l’esclavage. Tout cela, nous pouvons le voir encore de nos jours. C’est-à-dire, si nous avons autant de patentes ou de bébelles autour de nous, c’est bien parce que d’autres les font. Nous avons expulsé de notre environnement immédiat toute la production du matériel et toutes les mauvaises conditions de vie qui vont avec. Une civilisation qui se ment quant à ses conditions de vie est une civilisation qui est malade.

Une civilisation peut être déclinante, une Kultur peut être malade, lorsqu’elle devient « égalisante » plutôt que d’être hiérarchique. C’est le moment où elle encourage et valorise un type de vie, un mode de vie, une organisation des pulsions, plutôt que de favoriser une variété des pulsions.

LD : Que faites-vous de ce constat ?

MB : Il me semble que son constat est tout à fait utile pour nous aujourd’hui, afin de nous amener à comprendre ce qu’est une Kultur, une civilisation. Si nous reprenons la métaphore de la jungle, elle est très convaincante par son pouvoir illustrateur. Son pouvoir vient qu’elle évalue quelque chose de réel et que nous avons une certaine difficulté à nommer. Peut-être, même, la valorise-t-on sans le savoir! Par exemple, lorsque, de notre point de vue nord-américain, nous jetons un regard sur une société uniforme et sans liberté d’expression, où l’on doit répéter des dictats de l’État et où nous jugeons bien que ce qui est nivelant limite les capacités créatrices de l’être humain.

Il est clair qu’il y a, chez Nietzsche, un individualisme très fort. Nous le voyons très bien au début de la troisième Inactuelle (Schopenhauer éducateur ; 1874) — qui est un texte que j’adore et que j’enseigne volontiers. Dans cette troisième Inactuelle, nous voyons bien l’individualisme nietzschéen qui en appelle à chaque individu à laisser pleine voix à l’être que nous sommes. Je pense que oui, en ce sens-là, le regard critique de Nietzsche sur les dimensions « égalisantes » de la civilisation sont utiles. Qu’est-ce que l’authenticité? Est-ce possible? Pouvons-nous nous réaliser nous-mêmes sans même un modèle préalable? Cela semble difficile à imaginer.

Edvard Munch (1906)

En ce qui concerne les conséquences, je regarde désormais ma main avec quelque méfiance, car j’ai l’impression que j’ai le destin de l’humanité dans ma main. Friedrich Nietzsche ; 1888

LD : À la toute dernière page de votre livre, vous citez le paragraphe 280 du Gai savoir dans lequel Nietzsche fait mention de la rareté des lieux philosophiques, ces lieux dans nos grandes villes qui, comme vous le dites, « sa[vent] montrer que la philosophie est un “faire” de la pensée, une action personnelle et, ainsi, une réflexion constamment à reprendre ». À votre avis, de tels lieux auraient-ils les effets escomptés?

MB : C’est un bel extrait ce paragraphe 280. En lisant cela, je me demandais « où sont ces lieux-là »? D’ailleurs, en ce moment, nous sommes à l’UQAM, dans une espèce d’agora — où il y a beaucoup trop d’écho d’ailleurs. Est-ce un tel lieu? Sincèrement, je ne pense pas. Ce ne serait pas une agora universitaire, même si l’UQAM en a fait plusieurs contrairement à l’Université de Montréal qui veut tout sauf des rassemblements étudiants. Bon, des jardins ; nous habitons un endroit où il neige cinq mois par année, alors ce n’est pas évident! Par ailleurs, dans les jardins, de nos jours, nous y pratiquons surtout la distraction. Aussi, pensez à tous les festivals que l’on nous sert à Montréal. Pouvons-nous vraiment, en tant que citoyens, prendre possession de ces lieux publics alors qu’ils sont sans cesse réquisitionnés pour toutes sortes de célébrations purement mercantiles? Où sont ces lieux? Des lieux de méditation. Or, si l’on ne pratique plus la méditation ou la réflexion, si l’on n’encourage plus cela… il est certain que nous ne construirons plus de lieux qui vont avec cette manière d’être. Ce que l’on encourage, c’est la performance, le succès, la réussite rapide, le changement, le précariat. À force d’encourager tout cela, à force d’encourager les gens à organiser leur semaine de manière à ce qu’ils soient constamment actifs, nous faisons fit de l’arrêt. Nous n’encourageons pas l’idleness. Être à l’arrêt, réfléchir… les gens en sont de moins en moins capables! Peut-être que des lieux philosophiques seront de moins en moins présents. Vraiment, je ne sais pas ce que serait ce genre de lieu, à l’heure actuelle.

LD : Au niveau privé, il y a le Camellia Sinensis!

MB : Oui! Il n’y a pas le réseau WiFi et l’on ne peut pas parler au téléphone. Cette maison de thé a le mérite d’être aussi assez minuscule. Ils sont plutôt à contre-courant. Par contre, ce n’est pas un grand lieu public… Vous voyez, j’arrive d’un beau lieu : le fleuve Saint-Laurent. J’y suis allée, en voyage, au large de la Côte-Nord. Ça, c’est un lieu de méditation : le fleuve. Peut-être, est-ce aussi plus largement la nature… Il est certain que des parcs, nous en avons, mais les gens y sont affairés. Ils ne sont pas à l’arrêt. L’arrêt ne rapporte rien, économiquement. Il faut d’ailleurs se poser la question : est-ce que l’on recherche des lieux de méditation? Honnêtement, je connais très peu de gens pour qui c’est le cas. Je lis le Globe and Mail et je suis fascinée par le fait que, dans ce journal, il y ait systématiquement des articles écrits par des journalistes  racontant des histoires où ils laissent leur téléphone de côté durant toute une semaine… Les gens ont énormément de réticence à ne rien faire et à être seuls. Énormément. Il est certain que ces préférences se traduisent à grande échelle dans une certaine architecture urbaine ou dans certains projets sociaux. Je le vois même à petite échelle au cégep. Nous laissons peu d’espace pour que les étudiants puissent s’intéresser à ne rien faire. Nous pouvons apprendre beaucoup en ne faisant rien. C’est même le cas dans nos bibliothèques. À l’Université d’Ottawa, ils y ont mis un café! Cela traduit que les lieux de méditation ne sont plus ce que nous valorisons. Les lieux de méditation comme les églises sont issus d’une culture très ancienne — qui n’est plus tellement la nôtre finalement — dans laquelle l’on favorisait l’homme non affairé qui pouvait réfléchir. Aujourd’hui, nous cherchons à former des agents économiques allant le plus tôt possible sur le marché du travail afin d’être les plus rentables possible. Là, je vais citer la troisième Inactuelle pour dire « afin qu’ils aient le moins possible de temps pour penser » !

LD : Nietzsche disait de la philologie qu’elle est une science qui peut nous aider à éternellement comprendre le présent à l’aide de l’Antiquité. Bien davantage que l’enseignement des classiques ou leur interprétation, la philologie est une méthode d’apprentissage, un rythme à adopter. Qu’est-ce la philologie et sommes-nous en manque de ce que la philologie peut apporter?

MB : La philologie est l’art de bien lire. Nietzsche était lui-même philologue. C’est une pratique qui nous amène à être sans cesse attentifs au texte qui est devant nous et aux couches d’interprétations à travers lesquelles, souvent, le texte nous parvient. Le philologue est conscient de son travail interprétatif. Il est conscient, aussi, du passage du temps. Ce serait la dimension historique. Il y a, à la fois, la langue ancienne et tout le travail   d’interprétation que l’on doit faire, mais aussi l’inscription historique de ces textes-là. Il peut être difficile de détacher un texte ancien de son inscription historique, mais en même temps si cette inscription n’est plus la nôtre, comment pouvons-nous avoir réellement accès au texte? C’est une question particulièrement intéressante pour vous si vous portez un intérêt aux présocratiques. Nous avons des fragments de texte de ces derniers — assez peu — et nous devons souvent nous fier aveuglément aux traducteurs! Nous superposons nos regards interprétatifs sur le texte. Alors, le philologue est obligé de demeurer modeste. Il est obligé de se rappeler toutes les époques par lesquelles nous devons passer pour pouvoir comprendre ce qui est devant nous. Là où nous manquons certainement de philologie, c’est probablement dans notre manque de rigueur lorsqu’arrive le temps d’apprendre à lire. Nous sommes là, en tant que professeurs, pour attirer l’attention des étudiants sur ce qu’est un livre et ce qu’est un mot. Nous sommes là pour affiner la pratique de la lecture.

Monica Morales | Le Délit

LD : Nietzsche disait du philosophe, dans La Naissance de la tragédie (1872), qu’il était ce médiateur entre l’art et la science ; comment le philosophe organise-t-il cette tension et qu’est-ce à dire plus précisément dans la philosophie nietzschéenne?

MB : Nietzsche veut montrer — ce qu’il fit dans plusieurs livres — que même la science est une entreprise esthétique. La science est une entreprise interprétative qui transmet et construit un sens et des représentations là où il y a une masse de faits bruts auxquels nous n’avons pas accès autrement qu’en y superposant des représentations. Nous voyons bien cela chez Heidegger, aussi, par exemple dans un texte tel que « L’époque des conceptions du monde » (Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege) ; 1949) qui date de 1938. C’est un texte qui est très nietzschéen dans son amorce sur le fait qu’il y a des grilles que nous plaquons sur le réel nous menant à le comprendre le réel à partir de ce qui rentre dans nos catégories. Cela renvoie beaucoup à ce que Nietzsche écrivit dans Vérité et mensonge au sens extra-moral à travers la métaphore du buisson, c’est-à-dire la science qui cache les choses derrière un buisson et, regardant dans le buisson, s’exclame « le phénomène est là »! Si le philosophe a à être le pont entre l’art et la science, c’est bien qu’il est de son rôle de nous rappeler les limites de la science, les possibilités de ce que peut être la science et les limites de nos catégories artificielles.

LD : Pour conclure, outre votre excellente analyse, par quel livre celui ou celle voulant s’introduire à la pensée de Nietzsche devrait-il commencer ?

MB : J’en ai parlé tout à l’heure. Cela dépend de ce que nous sommes, de ce que nous faisons, du contexte dans lequel nous sommes. Pour des étudiants au baccalauréat qui ne seraient pas en philosophie, la troisième Inactuelle, pour l’appel à l’individualité et à devenir ce que nous sommes. La Généalogie de la morale  est aussi une bonne amorce — c’est très accrocheur —, mais il ne faut pas oublier que c’est une mise en pratique de ce qui est développé dans Par-delà bien et mal. Il me semble d’ailleurs que si l’on étudie en philosophie, il faut lire Par-delà bien et mal. C’est capital et extrêmement important. Étonnamment pour moi qui me suis spécialisée dans le « jeune Nietzsche » dans mes études doctorales, en ce qui concerne La Naissance de la tragédie, je m’en détourne de plus en plus. C’est un texte que j’ai beaucoup aimé et travaillé, mais il me semble aujourd’hui un peu moins intéressant. Demeure toute l’analyse de la musique — toute la philosophie de la musique qui s’en dégage. Cela m’apparaît particulièrement intéressant. Peut-être pour des gens en art cela serait un beau livre. Sinon, pour des gens en général qui me posent cette question, Le Gai savoir ! Surtout pas Ainsi parlait Zarathoustra ! (rires)

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La sagesse de l’herméneutique https://www.delitfrancais.com/2018/10/16/de-lhermeneute-au-monde/ https://www.delitfrancais.com/2018/10/16/de-lhermeneute-au-monde/#respond Tue, 16 Oct 2018 13:27:13 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32006 Entrevue avec le philosophe et professeur québécois Jean Grondin.

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Le Délit (LD) : Monsieur Grondin, pouvez-vous vous présenter succinctement à nos lecteurs?

Jean Grondin (JG) : J’aimerais d’abord vous remercier de cet entretien et d’autant que le dialogue est depuis Platon, Cicéron et Augustin l’élément de la philosophie. Faut-il vraiment se présenter soi-même dans un entretien? Timide, je ne saurais pas comment faire. Je dirai donc simplement que je suis un modeste professeur de philosophie et que j’ai surtout travaillé dans trois domaines entre lesquels il y a pour moi plusieurs chevauchements : d’abord en philosophie allemande, puis en herméneutique, enfin en métaphysique et en philosophie de la religion. Mon humble conception du sens des choses s’est surtout développée dans des essais comme Du sens des choses, La philosophie de la religion, Du sens de la vie. Je sais, c’est un peu sec comme présentation. Cela suffit?

LD : Quels ont été vos maîtres en pensée?

JG : En philosophie, nos maîtres en pensée sont toujours les grands philosophes. Nous y reviendrons sûrement. Vous voulez sans doute savoir quels ont été mes maîtres et mes professeurs les plus marquants? J’ai eu la chance d’en avoir de très bons et je leur voue une reconnaissance infinie. J’ai d’abord eu des guides avisés et bien formés quand j’ai fait des études de baccalauréat et de maîtrise à l’Université de Montréal : Vianney Décarie m’a introduit à la philosophie grecque et Aristote, Luc Brisson à Platon et son Timée, Bertrand Rioux à Thomas d’Aquin et Heidegger, Bernard Carnois, qui a dirigé mon mémoire de maîtrise, à Kant et la philosophie allemande (dont se nourrissait toute la philosophie contemporaine). À Montréal, j’ai été fortement marqué par des professeurs étrangers qui étaient des professeurs invités ou de passage. Les plus importants furent Pierre Aubenque, Paul Ricœur (qui était le maître de plusieurs de mes professeurs, dont B. Carnois et B. Rioux, et l’ami de V. Décarie) et Hans-Georg Gadamer (j’ai aussi participé à un séminaire qu’a donné Charles Taylor à l’UdM). À l’époque il était très clair que l’Allemagne était le meilleur endroit pour poursuivre des études supérieures (cela est moins évident aujourd’hui). Je suis donc allé à Heidelberg, où j’ai revu Gadamer, puis à Tübingen, la ville de Hegel, Schelling et Hölderlin, où j’ai fait mon doctorat. À Tübingen j’ai également étudié le grec ancien et la théologie. J’y ai eu comme maîtres en philosophie (et en philologie classique) Josef Simon, le grand Hans Joachim Krämer et Konrad Gaiser, puis en théologie Hans Küng, Walter Kasper, Jürgen Moltmann, Eberhard Jüngel et Gerhard Ebeling (tous de très éminents théologiens). De Tübingen, j’allais souvent à Heidelberg pour y entendre et rencontrer Gadamer sur lequel je faisais ma thèse de doctorat.

LD : À votre avis, qu’est-ce que la philosophie et devrait-elle être une discipline travaillée par tous?

JG : Ce qu’est la philosophie? Toutes les philosophies importantes nous l’apprennent et nous le disent. Mais sa caractérisation la plus simple, la plus platonicienne en l’occurrence, est la plus juste : elle est l’amour de la sagesse, philo-sophia. C’est un titre à la fois prétentieux et modeste : prétentieux parce qu’il est question de sagesse et en même temps modeste parce que l’aspiration à la sagesse présuppose que cette sagesse, nous ne la possédons pas. Est-ce qu’elle devrait être pratiquée par tous? Le conditionnel n’est pas nécessaire parce que la philosophie est pratiquée par tous : tous les êtres humains, en tant qu’homines sapientes, ont des idées sur les principales questions philosophiques, le sens des choses, le bonheur, ce qui rend la vie digne d’être vécue, Dieu, la vanité des affaires humaines, etc. C’est Jaspers qui disait : « l’homme en tant qu’existence possible est philosophe ». Existants, doués d’un rapport réflexif à eux-mêmes et au monde, tous les humains sont des philosophes et la tâche de la philosophie plus « élaborée », si l’on veut, est de porter cette philosophie au concept. D’une manière analogue, Hegel disait, comme vous le savez, que la philosophie est son temps saisi par la pensée.

LD : Quelle est pour vous l’importance d’une vie philosophique au sens de certains philosophes grecs et romains de l’Antiquité? Vivez-vous une existence s’apparentant plus ou moins à cela?

JG : La vie philosophique au sens où les Grecs et les Romains l’entendaient, c’est-à-dire la philosophie comme manière de vivre — sens qui a été renouvelé à notre époque par Pierre Hadot — est à mes yeux très inspirante. Elle implique le choix — téméraire de nos jours — de la vie philosophique elle-même, choix qui est peut-être moins un choix que nous faisons puisque c’est davantage la philosophie elle-même qui « nous prend ». Je n’aurai évidemment pas l’étourderie de répondre à votre deuxième question parce que cela équivaudrait à porter un jugement sur ma propre existence. Je dirai simplement que la vie philosophique est une vie studieuse et comporte une grande part d’ascèse.

Courtoisie de Jean Grondin

LD : Quelles sont les difficultés propres à l’enseignement de la philosophie?

JG : Il est vrai qu’enseigner la philosophie représente toujours un défi redoutable. Nous ne savons jamais si nous serons à la hauteur. Je ne sais pas s’il y a des difficultés « propres » à la philosophie parce que je n’ai jamais enseigné ni vraiment fait autre chose. Ce qui est propre à la philosophie, c’est peut-être qu’en elle il y a plus de questions que de réponses et que le savoir philosophique ne débouche pas, le plus souvent, sur des résultats techniquement utiles, comme le voudrait la conception dominante du savoir selon laquelle le savoir doit « servir à quelque chose ». Plutôt que de ses difficultés, je parlerais pour ma part du grand bonheur, et du privilège, que c’est d’enseigner la philosophie.

LD : Quel est votre avis sur la philosophie universitaire et sa conduite contemporaine?

Comme tout le monde, elle me désole un peu, et parfois beaucoup. Elle fait sans doute partie de la scolarisation inévitable de la pratique philosophique et est à ce titre un phénomène très ancien. Kant distinguait lui-même la philosophie au sens scolastique (Schulbegriff) de la philosophie au sens cosmique (conceptus cosmicus, disait-il avec son amour contagieux du latin). Il soulignait à cet égard que l’on ne pouvait pas vraiment apprendre de philosophie, seulement à philosopher. Je comprends la frustration que peut susciter la philosophie universitaire, surtout auprès des jeunes esprits avides d’une sagesse inspirante, et qui se trouvent confrontés à une scolastique d’une aridité asphyxiante. Dans une discipline comme la philosophie, on s’empêtre souvent dans des débats inutiles, des conflits idéologiques et la bien-pensance jargonnante (méfiez-vous, il y en a peut-être dans ce que je suis en train de vous dire). Dieu merci, la lecture de toute grande œuvre de philosophie nous guérit rapidement de cela.

LD : Quels sont pour vous les classiques majeurs en philosophie à partir desquels tant les étudiants en philosophie que tous ceux et celles curieux devraient ruminer?

JG : Les classiques majeurs de la philosophie? Vous voulez une liste? On me dit que les « milléniaux » aiment cela, donc je me prête volontiers au jeu. Il y a d’abord les cinq incontournables: Platon, Aristote, Descartes, Kant et Hegel. Il faut lire et relire toutes leurs œuvres. Après eux, il y a les autres géants qui forment le canon de la métaphysique : Cicéron, Plotin, Augustin, Avicenne, Averroès, Maïmonide, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Spinoza, Leibniz, Locke, Hume, Fichte, Schelling, Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Wittgenstein et les contemporains. J’en oublie certainement. Il faudrait aussi nommer les pré-platoniciens, Épicure, Porphyre, Boèce, Bonaventure, Érasme, Pascal, etc.

LD : Chercheur de notoriété internationale en philosophie, vos recherches ont beaucoup porté sur l’herméneutique. Pour nos lecteurs, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’herméneutique, ses fonctions et son importance dans notre quête du sens pour notre existence (question qui me semble chère à votre cœur)?

JG : L’herméneutique, c’est d’abord un mot qui fait peur et dont le sens n’est pas clair pour tout le monde. C’est pourquoi je me retiens parfois de l’utiliser. Le plus simplement du monde, j’aimerais dire que l’herméneutique est une philosophie de la compréhension. Elle se fonde sur le fait que l’homme est lui-même un être de compréhension. C’est un peu ce que veut dire le terme d’homo sapiens, l’être qui peut comprendre, et je pense que l’on peut traduire la célèbre première phrase de la Métaphysique d’Aristote par « tous les hommes aspirent par nature à comprendre (eidenai) ». Si la compréhension est aussi fondamentale à ce que nous sommes, l’herméneutique le sera aussi en philosophie, que l’on se serve du terme d’herméneutique ou non. Vous avez raison, c’est une discipline importante dans notre quête de sens parce qu’en tant qu’êtres de compréhension, nous sommes voués au sens, nous ne comprenons guère que cela et voulons comprendre un peu pourquoi nous vivons. Vous êtes gentil d’évoquer mes modestes essais sur cette question du sens de l’existence. Je pense en effet que c’est aujourd’hui la question fondamentale de la philosophie — et peut-être davantage hélas! dans le vaste public que dans ce que vous appelez la philosophie professionnelle, désespérante à cet égard — et qu’une philosophie « herméneutique » doit avoir des choses à dire à son sujet.

LD : Spécialiste de Gadamer, reconnu pour une biographie à son sujet et votre traduction de son célèbre ouvrage Vérité et méthode, qu’avez-vous « reconnu » chez lui pour qu’un tel intérêt puisse fleurir?

JG : Ce que j’ai reconnu en Gadamer? J’ai d’abord eu la chance de le rencontrer. Ce que j’ai beaucoup aimé en lui, outre son œuvre et sa personne attachantes, c’est son sens du dialogue, son ouverture, son immense culture, évidente dans le fait que sa pensée repose sur une solide maîtrise et une fine appropriation de la pensée grecque et médiévale, de la philosophie moderne et de la pensée contemporaine. À la différence de la plupart des courants à la mode dans les années soixante, sa philosophie ne fait pas table rase du passé et montre que l’on pense toujours à partir de son héritage conjugué au présent. On lui doit une très perspicace conception de la vérité de l’art, de même qu’une courageuse défense de la vision humaniste de l’éducation. Vous savez, on célèbre souvent aujourd’hui l’humanisme, or Gadamer est un des seuls à nous expliquer en quoi il consiste. Fort de cet humanisme, il était très ouvert à d’autres façons de voir, ce qui est rare chez les philosophes; la seule autre exception est Paul Ricœur, qui, ce n’est certainement pas un hasard, a aussi développé une philosophie herméneutique. Gadamer aimait dire que « l’âme de l’herméneutique consiste à reconnaître que l’autre a peut-être raison ». Comme Ricœur, Gadamer a d’ailleurs beaucoup discuté avec des adversaires affichés de sa pensée comme Betti, Habermas ou Derrida. Chez Gadamer, j’admirais enfin son « optimisme » vital, son idée selon laquelle la compréhension est toujours en principe possible et mérite d’être recherchée. C’était au sens plein du terme, et comme l’a bien vu et bien dit Jacques Derrida, qui disait l’envier sur ce point, un bon vivant. Il aimait vivre, croyait en la vie et était convaincu qu’il n’y avait pas de vie sans espoir.

Courtoisie de Jean Grondin

LD : Nietzsche disait dans Par-delà bien et mal que toute philosophie est la confession de son auteur ; il ajoute qu’elle est la révélation des instincts les plus profonds et de la hiérarchie à laquelle ils obéissent. À quelle hiérarchie obéissez-vous, professeur Grondin?

JG : Il y a certainement une petite part de vérité dans la première partie de ce que Nietzsche affirme : il y a un élément de confession en toute philosophie. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité, parce que les philosophies découvrent aussi des vérités qui sont indépendantes de leur auteur : le principe de contradiction n’est pas une confession d’Aristote, mais un principe fondamental de la pensée et de l’être ; cela est aussi vrai du principe de raison que formulent Platon et Leibniz (nihil est sine ratione). Une philosophie est donc beaucoup plus qu’une simple confession de son auteur. Nietzsche le dit sans doute à cause de son perspectivisme radical, dont il marque par le fait même la limite.

Je ne comprends pas cependant la deuxième partie de ce que vous me dites : la hiérarchie à laquelle ils obéissent? Je n’ai vraiment pas le sentiment d’obéir à une hiérarchie. Qu’est-ce que cela veut dire au juste? Encore une fois, c’est peut-être Nietzsche qui a lui-même une pensée hiérarchique (dans ce cas, cette idée serait bien une confession de son auteur!) : il y aurait des esprits forts et des esprits faibles, tout serait affaire de lutte entre volontés de puissance, etc. Je vous confesserai que tout cela m’est assez étranger.

LD : En tant que spécialiste de Heidegger et suivant les célèbres mots de Nietzsche sur la « mort de Dieu », le tournant (Kehre) de Heidegger relatif à la pensée a‑t-il eu des conséquences ailleurs qu’en philosophie? La critique heideggérienne de la modernité a‑t-elle su être force de création ou plutôt s’est-elle embourbée? Quels sont les nouveaux chemins de la pensée ouverts par Heidegger? A‑t-il fait « tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure » (Bergson)?

JG : Il y a plusieurs questions dans votre question. Est-ce que le tournant de Heidegger a eu des conséquences « ailleurs qu’en philosophie »? J’aimerais d’abord dire que le fait d’avoir des conséquences en philosophie, cela est très important en soi : Anselme, Descartes et Spinoza ont surtout eu des conséquences en philosophie et il n’y a rien de mal à cela. Il ne fait aucun doute que ce fut aussi le cas de Heidegger, comme le démontre l’histoire de la philosophie du 20e siècle. Or le fait est que le tournant de Heidegger a aussi connu beaucoup de conséquences « autres qu’en philosophie », pour reprendre votre expression, à mes yeux un peu malheureuse parce qu’elle suggère qu’il y aurait un au-delà de la philosophie, ce que toute bonne philosophie conteste. La conséquence la plus évidente se trouve dans le mouvement écologique et son espoir d’un rapport moins agressif face à la nature. Vous relirez sa Lettre sur l’humanisme et vous verrez que Heidegger est l’un des précurseurs de cette pensée qui est devenue aujourd’hui mainstream. Il y a beaucoup d’autres conséquences « autres que philosophiques », si vous tenez à tout prix à ce critère d’efficacité : ses réflexions sur la technique ont connu un retentissement inouï et les réflexions du second Heidegger ont eu des répercussions dans toutes les sciences (des scientifiques comme Heisenberg et von Weizsäcker ont discuté avec lui), en psychologie (vous connaissez Frankl, Binswanger ou Medard Boss, lequel a fondé avec Heidegger la Daseinanalyse?), en littérature et en art (par ses réflexions sur l’œuvre d’art et Hölderlin), en théologie (où son influence est immense), en histoire, en études anciennes (qu’il a renouvelées de fond en comble), etc.

Vous parlez de sa critique de la modernité. Attention : Heidegger n’était pas avant tout un « critique » de la modernité, mais un penseur qui a cherché à comprendre ce qu’elle était (ou son essence) et d’où elle provenait. Pensez par exemple à L’ère des conceptions du monde, qui est l’un des textes les plus fondamentaux que l’on puisse lire sur la modernité. Tous les théoriciens de la modernité ont appris des choses de lui, Blumenberg, Foucault, Taylor, etc. Est-ce que sa pensée s’est « embourbée »? Ça oui et Heidegger fut toujours le premier à le reconnaître. Il a parlé de ses « chemins de forêt » (Holzwege) dans le titre d’un de ses ouvrages que l’on a traduit en français par Chemins qui ne mènent nulle part (traduction qui allait peut-être un peu trop loin). Chose certaine, Heidegger s’est continuellement mis en question parce qu’il pensait que ses chemins, ou certains d’entre eux, n’étaient pas à la hauteur de ce qui était à penser. Il a d’ailleurs donné à l’édition de ses Œuvres en cent volumes le mot d’ordre : « des chemins et non des œuvres », Wege, nicht Werke.

Quant à la formule de Bergson que vous utilisez — est-ce que Heidegger a fait « tout un travail de déblaiement pour ouvrir les voies à l’expérience intérieure? » —, j’aimerais dire qu’il n’a rien fait d’autre dans Être et temps et tous les cours qui l’ont précédé et que l’on peut résumer sous le titre d’une herméneutique de la facticité.

Prune Engérant | Le Délit

LD : Dans le journal En attendant Nadeau est paru « De la bêtise en philosophie », un article pamphlétaire de Georges-Arthur Goldschmidt. Ce dernier vilipende Heidegger et ceux ou celles se réclamant de sa pensée. Cet article récent et la parution prochaine des Cahiers noirs de Heidegger m’amènent à vous interroger sur les accusations de nazisme et d’antisémitisme souvent répétées. Peut-on sérieusement considérer que l’œuvre de Heidegger ne pointe (ou sinon en partie) que vers le nazisme et l’antisémitisme? Peut-on séparer la critique de l’homme de la critique de l’œuvre dans ce cas précisément?

JG : Ces questions sont gravissimes. Je comprends qu’elles soient soulevées et qu’elles frappent et enflamment les esprits. Peut-on considérer que l’œuvre de Heidegger ne pointe que vers le nazisme et l’antisémitisme? Si c’était le cas, je ne m’intéresserais pas à Heidegger et il serait même criminel, comme le laisse entendre votre auteur, de s’intéresser à lui. Je suis convaincu que ce n’est pas le cas et je m’en suis expliqué dans de petits travaux récents. Sur la question de l’antisémitisme : si Heidegger était vraiment et viscéralement antisémite, je pense bien que ses élèves juifs nous l’auraient dit. Or il se trouve qu’il en a eu beaucoup : Karl Löwith, qui est celui qui l’a peut-être le mieux connu, Hannah Arendt, Leo Strauss, Herbert Marcuse, Günter Anders, Helmut Kuhn, Hans Jonas, Jacob Klein, Emmanuel Levinas. Vous reconnaîtrez dans cette liste (incomplète, car on pourrait aussi penser à Edith Stein, Elisabeth Blochmann ou Helene Weiss, pour ne rien dire de ses maîtres Heinrich Rickert et Edmund Husserl) de formidables têtes philosophiques. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs eu à critiquer Heidegger, mais personne n’a eu le sentiment qu’il était antisémite. Vous évoquez les Cahiers noirs et leur parution prochaine. Parution prochaine pour ce qui est des traductions parce qu’ils sont publiés en allemand depuis quelques années déjà. L’un de leurs intérêts est de nous donner une meilleure idée des attentes et des illusions, philosophiques et politiques, de Heidegger au cours des années trente et quarante (et au-delà puisque le dernier tome paru cette année, le tome 98, porte sur les années 1948–1951). Certains de ces textes sont ahurissants et à ce titre ils nous apprennent au moins deux choses : d’une part, ils nous donnent une idée de la détresse (politique, intellectuelle, historique, personnelle, etc.) et de l’isolement dans lequel se trouvait Heidegger au cours de ces années et de l’indigence déconcertante de ses catégories politiques ; d’autre part, ils nous apprennent, par le fait même, à quel point nous avons fait du chemin depuis les années trente, à quel point l’humanité, notre humanité, a fait de réels progrès (du moins, je l’espère).

LD : Si Heidegger reconnaît « l’échec du rectorat » dans une lettre à Jaspers dès 1935, que faut-il penser du décalage, si l’en est un, entre la conception qu’Heidegger pouvait avoir du projet national-socialiste avec ce qu’il en a constaté? Qu’est-ce qui pouvait initialement pousser Heidegger à soutenir un tel projet?

JG : Votre question a d’abord le mérite de rappeler que Heidegger parlait lui-même de l’échec de son rectorat en 1935. Le premier des Cahiers noirs nous apprend d’ailleurs que la désillusion date de 1934, ce qui est assez tôt dans l’histoire sinistre du régime nazi. J’ajouterais que l’intérêt de ces textes, dont la lettre à Jaspers que vous évoquez, est qu’ils sont contemporains des événements de ces années et qu’ils ne sont pas le fait d’une rétroprojection dont il faudrait, bien sûr, se méfier. En passant : l’une des choses qui me frappent est que ceux qui critiquent l’engagement de Heidegger le font en sachant ce que le nazisme est devenu. Une « fusion des horizons » nous amène alors à comprendre cet engagement à partir de ce que nous savons des horreurs innommables du nazisme, où nous voyons tous avec raison le pire du pire et le régime le plus meurtrier qui ait existé sur Terre. En vertu d’une fusion d’horizons irrésistible, tout ce que nous savons et lisons de Heidegger quand il s’exprime sur le national-socialisme se trouve aussitôt associé à l’abomination absolue qu’est évidemment le nazisme et au jugement que nous ne pouvons pas ne pas porter sur ce dernier. Nolens volens les textes de Heidegger sont alors nécessairement lus comme des textes infâmants et compromettants. Les nombreux détracteurs de Heidegger font leur miel de ces « pièces à conviction », qui discréditent à jamais à leurs yeux toute sa pensée.

La fusion des horizons est ici inévitable, naturelle et j’aimerais dire historiquement justifiée, tant l’horreur du nazisme nous oblige à un devoir de vigilance sans compromis et presque sacré dans notre rapport à l’histoire. Je pense néanmoins qu’au nom de la justice interprétative (et historique), il reste permis de faire l’effort de comprendre Heidegger en se transposant dans la situation qui était la sienne.

Vous savez ce que notre premier ministre Mackenzie King a dit d’Hitler après l’avoir rencontré le 29 juin 1937? Il a écrit dans son journal (c’est donc aussi un document contemporain des événements) qu’Hitler « était quelqu’un qui aimait profondément ses compatriotes et son pays, et qui serait prêt à tout sacrifice pour leur bien », ajoutant qu’Hitler « se considérait lui-même comme celui qui libérait son peuple de la tyrannie ». « Je crois », concluait Mackenzie King, « que le monde en viendra à voir un très grand homme en Hitler ». C’était en 1937! Dieu merci, Mackenzie King se raviserait et jouerait un rôle appréciable dans la mobilisation des forces alliées lors de la Deuxième guerre mondiale.

Qu’est-ce qui a poussé Heidegger à appuyer le national-socialisme? C’est l’une des grandes questions (il y en a beaucoup d’autres). La réponse courte est qu’il avait des motifs à la fois politiques et philosophiques. Les motifs politiques tombent sous le sens : comme bien des Allemands, et pas seulement des Allemands, Heidegger jugeait que le national-socialisme était la seule solution aux maux, nombreux et bien connus (le chômage, l’inflation délirante, le sentiment d’humiliation nationale), dont souffrait l’Allemagne depuis la fin de la Première Guerre et pour une large part à cause des conditions que lui imposait le Traité de Versailles. Cela est très clair et j’aimerais dire historiquement « compréhensible » au sens où tous les historiens reconnaissent que sans le Traité de Versailles Hitler n’aurait pas été possible.

Ce n’est pas tout hélas! S’agissant d’un philosophe, des motifs philosophiques ont aussi joué et les Cahiers nous aident à les comprendre. Heidegger écrit dans ce qui est à mes yeux le texte le plus instructif de tous ces cinq tomes: « j’ai vu, dans les années 1930–1934, dans le national-socialisme la possibilité du passage vers un autre commencement et j’en ai proposé cette interprétation. Mais par là, j’ai méconnu et sous-estimé ce “mouvement” dans ses forces véritables et ses nécessités internes ». Texte précieux parce qu’il nous dit très justement ce que Heidegger a « vu » dans le national-socialisme et pourquoi il s’est trompé.

En passant, ce texte date d’environ 1938, ce qui n’est pas sans conséquence si l’on veut comprendre l’horizon d’attente de Heidegger et son appréciation du national-socialisme à cette époque, sans être trop victime de la fusion d’horizons qui nous fait comprendre le nazisme à partir de ce qu’il est devenu pour nous depuis 1945. Si l’on veut bien se replacer quelque peu dans la situation de 1938, je pense qu’il est défendable de dire qu’il n’était pas encore certain à cette époque et pour tous les observateurs que le national-socialisme allait nécessairement déclencher une deuxième guerre mondiale et déboucher sur la Shoah. L’avenir était alors aussi ouvert qu’incertain (pensez au jugement de Mackenzie King de 1937), comme il l’est par définition. Ceux qui, comme nous, connaissent le cours ultérieur de l’histoire savent que tout était en place pour que cette guerre et cette extermination aient lieu, mais je pense qu’il est permis de dire que Heidegger ne pouvait les voir venir. Son texte de 1938 n’en démontre pas moins qu’il a eu le souci de se dissocier (Heidegger parle dans ce texte de sa Täuschung, c’est-à-dire de son erreur doublée d’une illusion) du national-socialisme et qu’il l’a clairement fait avant le déclenchement de la Deuxième guerre et tout ce que nous savons à propos de l’extermination des Juifs. En 1938, la désillusion date en vérité de 1934 comme nous l’avons vu, Heidegger a nettement pris ses distances avec le régime dans lequel il avait investi autant d’espoirs depuis 1930.

Que dit ce texte de 1938? Il nous apprend que Heidegger a voulu voir dans le national-socialisme « la possibilité du passage à un autre commencement ». Un autre commencement de quoi? Nous savons qu’à la même époque la philosophie de Heidegger était elle-même à la recherche du « passage à un autre commencement » (cette quête domine ses Beiträge de 1936–1938 que nous connaissons depuis 1989), c’est-à-dire d’un autre commencement de la philosophie et de notre histoire, parce que Heidegger était convaincu que la philosophie, qu’il résumait sous le nom de métaphysique, avait épuisé toutes ses ressources (à mes yeux, sa grande erreur est là). Bien évidemment, ce nouveau commencement qu’il recherchait depuis le début des années trente n’avait absolument rien à voir avec le national-socialisme réellement existant (et lui-même, ne l’oublions pas, en devenir) et vice versa, si l’on peut dire : le nazisme ne s’intéressait pas du tout à la révolution que Heidegger espérait. Il demeure que Heidegger a bel et bien cru ou espéré, comme l’ont fait ou le font encore d’autres philosophes qui rêvent d’une révolution décisive dans le cours des affaires humaines, que ce nouveau commencement était en train de se produire avec la « révolution allemande ». Il s’est totalement trompé et s’est rendu compte de son erreur.

Prune Engérant | Le Délit

LD : Dans votre article sur L’Âge séculier du philosophe canadien Charles Taylor, vous posez la question « Charles Taylor a‑t-il des raisons de croire à proposer?». Sans vouloir réduire la profondeur de votre réponse, nous pourrions la résumer par votre « [p]as vraiment ». À une époque où l’idée de croyance religieuse (comme si la croyance n’était que religieuse par ailleurs) est souvent ridiculisée dans les milieux intellectuels et médiatiques, les mots et l’humilité d’un philosophe tel que Wittgenstein passent souvent comme inaudibles : « Supposez que l’on me dise : ‘’À quoi croyez-vous, Wittgenstein? Êtes-vous un sceptique? Savez-vous si vous survivrez à la mort?’’ Franchement — c’est effectivement ce que je dis — je répondrais : ‘’Je ne peux rien dire. Je ne sais pas.’’ ; et cela parce que je n’ai pas une idée claire de ce que je dis quand je dis : ‘’Je ne cesse pas d’exister’’, etc. » Wittgenstein pensait par ailleurs que la croyance, sans qu’elle soit religieuse ou même spirituelle, répondrait à un besoin anthropologique. Cela m’amène à vous demander, professeur, y a‑t-il des « raisons de croire » et si oui, en avez-vous à proposer?

JG : Des raisons de « croire », j’aimerais dire qu’il n’y a que ça, pourvu que l’on se donne la peine de se libérer un peu des ornières du nominalisme de la science moderne, ce qui n’est pas facile aujourd’hui. Le grand livre de la nature, la métaphysique et la sagesse des religions, que j’appelle discrètement la « philosophie » de la religion (au sens subjectif du génitif, qui cherche à mettre en évidence la philosophie inhérente à la religion), nous en livrent de très éloquentes auxquelles plusieurs philosophes d’aujourd’hui ont le malheur d’être ou d’affecter d’être sourds. C’est une limite de la philosophie contemporaine, surtout si on la compare à ce que la philosophie a toujours été. La plupart des grandes œuvres de la philosophie regorgent de telles raisons. Pensez aux Lois de Platon, à la Métaphysique d’Aristote ou celle d’Avicenne. Thomas d’Aquin propose pas moins de cinq voies au début de ses Sommes. Anselme a élaboré la preuve « ontologique » (que ne reprend pas Thomas, mais qui a été renouvelée par des philosophes contemporains comme J.-L. Marion et E. Falque). Les Méditations de Descartes renferment deux démonstrations de l’existence de Dieu et la Critique de la raison pure se termine sur une nouvelle preuve, qui sera reprise à la fin des deux autres Critiques. Cela fait pas mal de raisons et seulement en philosophie. La « philosophie » de la religion va souvent dans le même sens : « toute la nature chante ta louange », lit-on dans plusieurs textes sacrés. Pensez à la confessio laudis dès la première ligne des Confessions : Magnus es, domine, et laudabilis valde, « Grand es-tu, Seigneur, et infiniment digne de louange ». Pourquoi ce discours de louange ne ferait-il plus partie des possibilités de la philosophie? Ce que l’on trouve chez Wittgenstein, c’est une confession de la faiblesse humaine — une confessio peccatorum si l’on veut — et Dieu sait que l’on trouve de cela chez Augustin. Mais cette confession de la faiblesse se fait toujours chez lui coram Deo, devant Dieu et à partir de lui. Ce ne serait plus le cas chez Wittgenstein?

Pour ma part, parce que vous me posez la question directement, je reconnaitrais deux ordres de raisons. Les premières ont trait à ce que j’appellerais avec Platon (dans son Timée) la « beauté du monde », c’est-à-dire l’idée qu’il y a dans l’univers — malgré tout le mal et les horreurs que nous ne manquons pas d’y déceler — un ordre, de l’intelligence, de la finalité et des constantes (qu’étudient les sciences). Pensez aux mots d’Einstein, qui n’est tout de même pas le dernier venu : « le sentiment religieux cosmique est le motif le plus noble de la recherche scientifique », « religion without science is blind, science without religion is lame ». C’est dans cet esprit que Thomas a parlé, dans sa voie sans doute la plus actuelle, d’une preuve e gubernatione rerum, par le gouvernement des choses, voie dont je soulignerai qu’elle est spontanément comprise par le commun des mortels et qu’elle se retrouve dans toutes les cultures. J’en reprends l’esprit quand je parle dans Du sens des choses, sans aucune prétention, surtout pas à l’originalité, d’une preuve e sensu rerum : de l’expérience du sens que nous ne cessons de rencontrer et de présupposer dans notre expérience du monde on peut conclure qu’il est raisonnable d’admettre qu’une raison est responsable de la raison du monde.

Les autres raisons relèvent de l’ordre du témoignage. Ce sont alors les actions, les convictions et les paroles de ceux qui sont transportés par l’évidence du divin qui nous inspirent, en commençant par le témoignage des prophètes, des apôtres et des « saints » au sens très large (même les non-religieux ont leurs saints laïques). Ces témoignages sont abondants et contagieux. Ce sont ces témoignages qui intéressent surtout M. Taylor quand il parle dans le dernier ou l’avant-dernier chapitre de A Secular Age, des « Conversions », des itinéraires de ceux et celles qui lui font comprendre ce qu’est une vie de foi. Marqué par les interdits de la philosophie contemporaine, il se dit plus réservé face à la métaphysique, mais je pense que tous ces témoignages présupposent à l’évidence une métaphysique. Toute philosophie est métaphysique ou triste de ne pas l’être.

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