Archives des Prose d'idée - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/philosophie/prose-didee-philosophie/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Sat, 12 Aug 2023 21:51:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.6.2 Encas de petit creux : creuser ses joues https://www.delitfrancais.com/2022/03/30/encas-de-petit-creux-creuser-ses-joues/ Wed, 30 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48272 Défense de l’antropophagie.

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« Ses dents étaient dangereusement rivées à mon gland. Et je craignais que parvenue comme elle l’était aux combles de la frénésie, des larmes et de la passion, elle ne vint le mordre à pleines dents et à me le guillotiner. J’ai dû la chatouiller pour la forcer à desserrer la mâchoire »

Henry Miller

J’ai du mal à parler, donc je vais te l’écrire. La fin de semaine dernière, je me suis mâché l’intérieur des joues jusqu’à ce que la douleur me sorte de mon obsession momentanée. Autrement dit, je me suis creusé l’intérieur des joues pour me nourrir jusqu’à la limite ; plus je m’en approchais, plus l’euphorie provoquée par ce comportement autophagique était exaltante. Cela fait déjà quelques jours, et bien que je me serais passé de mes aphtes hérités, ils m’ont quand même fait réaliser à quel point il est banal de consommer des parties de son propre corps. Peut-être es-tu toi même en train de lire cet article en te rongeant la peau autour des doigts pour savourer des morceaux d’ongle sans vraiment en prendre conscience. Si tu as de la chance, tu n’y seras confronté qu’en lisant ces lignes, sinon un panaris te le rappellera. 

Le cannibalisme désigne la consommation de chair humaine dans le cadre d’un rituel, tandis que l’anthropophagie ne couvre que la consommation. Ces deux pratiques sœurs fascinent les humains tant elles attirent qu’elles repoussent. Les comportements d’autoconsommation décrits plus haut peuvent, en quelque sorte, être rapprochés de l’anthropophagie. Ce constat est déroutant parce qu’il ampute une partie du caractère fantasmé que l’on rattache habituellement à cette pratique. Quelle est donc la part de trivialité attachée à la consommation de son corps – et, a fortiori, de celui de nos congénères? Avec une préoccupation contemporaine grandissante liée à la consommation de viande, pourrait-on même tendre vers une acceptation éthique de l’anthropophagie? 

Ambiguité : cuit, cru et pourri

L’anthropophagie relève du monstrueux sans pour autant être fantastique. La violence qu’on associe à ses adeptes est rattachée à une force mythique, voire romancée. C’est un acte spectaculaire qui affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté: l’individu dévore son congénère. Toutefois, la simplicité de l’acte est animale tant elle implique, dans la culture, un instinct de survie.

Prenons Le Radeau de la Méduse, du peintre romantique Théodore Géricault. Dans cette peinture, on observe des naufragés sur un radeau qui sont conduits, selon le critique d’art Jonathan Miles, « aux frontières de l’existence humaine ». Il ajoute : « Devenus fous, isolés et affaiblis, ils massacrèrent les plus rebelles, mangèrent les cadavres et tuèrent les plus faibles ». Alors que l’homme peut survivre plusieurs semaines sans s’alimenter, les naufragés se sont livrés à des actes anthropophagiques dès le septième jour. Par conséquent, dans cette situation, la motivation de survie peut, à certains égards, perdre en crédibilité. En effet, si la consommation de ses camarades n’est pas nécessaire pour rester en vie, elle représente donc un caprice cannibale, doublement barbare. 

« L’anthropophagie affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté »

Dans ses Essais, le philosophe français Michel de Montaigne critique la démarche sophistiquée qu’avaient les Européens lorsqu’il s’agissait d’aborder les peuples autochtones pratiquant l’anthropophagie. En effet, les Européens avaient tendance à faire une représentation caricaturale, erronée et finalement crédule des populations autochtones alors qu’ils reprochaient justement la naïveté de ce que Rousseau, puis ses contemporains, appelaient « bons sauvages ». Les occidentaux du 16e siècle estimaient que les mœurs étrangères étaient inférieures à celles auxquelles ils étaient habitués. Par conséquent, elles n’étaient perçues que sous le spectre de la sauvagerie. Montaigne met à mal l’utilisation du mot « barbare », utilisé abusivement pour décrire les peuples autochtones outrageusement diabolisés, et rappelle que son sens premier se réfère aux étrangers, soit tout simplement ceux qui ne sont pas grecs. 

Par ailleurs, dans certaines tribus anthropophages, on croyait que boire le sang et manger les corps ennemis permettait de se nourrir de leur force vitale. Ce délire sanglant est une conviction psychotique; il reposait sur la croyance que boire du sang rapprochait l’anthropophage du divin. Dans Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Jean de Léry, voyageur et écrivain français, se rend compte du décalage entre la perception européenne de l’Amérique du Sud et la réalité sur place. Il écrit que « leur principale intention est, qu’en poursuivant et rongeant ainsi les morts jusqu’aux os, ils donnent par ce moyen crainte et épouvantement aux vivants ». On comprend ainsi que l’acte cannibal peut être réalisé non pas seulement par la volonté de consommer ses semblables pour se défouler, mais aussi pour des raisons religieuses. De plus, ces rituels n’avaient lieu que très rarement et n’étaient pas systématiques, suggérant à nouveau que l’acte anthropophagique peut être dénué de toute pulsion émanant d’une addiction. 

La lecture de ces deux penseurs met en lumière la perception erronée de l’anthropophagie tenue par les sociétés occidentales à travers l’histoire, qui la voyaient uniquement comme une expression de déviance, de perversité et de démence.

Le projet Ouroboros Steak: une faim en soi? 

Dans son livre Du goût de l’autre: Fragments d’un discours cannibale, l’anthropologue Mondher Kilani écrit sur le projet Ouroboros Steak, qui propose de créer de la viande humaine à partir de cellules prélevées au niveau des joues et cultivées pendant trois mois. La logique de la mesure serait de résoudre à la fois des considérations environnementales et éthiques contemporaines, car elle permettrait de produire de la viande sans la pollution et la souffrance liées à l’élevage animal. Selon le penseur, la consommation d’un produit comme celui-ci « ne constituerait pas une rupture anthropologique majeure ». En effet, il faut rappeler que le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriquement sur un modèle cannibal: nous gardons les animaux d’élevage proches de nous, les transformons en membres de notre communauté, seulement pour les envoyer à l’abattoir quelque temps plus tard. Lorsque l’on se rappelle qu’avant un steak, il y a un veau, l’idée de le consommer peut rendre plus mal à l’aise. C’est pour cela que les abattoirs sont cachés et hautement protégés, pour permettre un déni suffisant. 

« Le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriquement sur un modèle cannibal »

Le touche-à-tout Roland Topor écrit au 19e siècle dans La Cuisine cannibale que le mythe ancestral qui motive les expériences cannibales est la croyance que la viande humaine serait, au même titre que l’espèce humaine, supérieure. Cela rappelle l’expression « Nous sommes ce que nous mangeons », qui insinue que seuls les cannibales sont véritablement humains. Cet adage est d’ailleurs originellement rattaché à l’hindouisme avant d’être vulgarisé.

Somme toute, si l’on se fie à ce vieil adage hindou, un cannibale ne mange pas vraiment quelqu’un d’autre lorsqu’il mange quelqu’un qui lui ressemble; il se l’approprie jusqu’à ce qu’il fasse partie de lui-même. Il l’ingère, le digère et l’incorpore. Le cannibale dans la conscience populaire est mystifié. Il est vu comme un « barbare », pour reprendre Montaigne, comme un étranger alors qu’il reste en fait le même que nous, avec les mêmes que nous, au même endroit que nous et en mangeant les siens. On peut interpréter les pratiques anthropophages comme des pulsions de fin, s’exprimant en réponse à une conception profondément pessimiste de son existence. Ce serait un aveu: le rapport avec autrui est et restera impossible. La crudité de cette réalisation est insupportable. Finalement, elle serait encore plus dure à digérer que l’un des siens…

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Est-ce immoral d’être un connard? https://www.delitfrancais.com/2022/02/23/est-ce-immoral-detre-un-connard/ Wed, 23 Feb 2022 13:26:33 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47478 Réflexions philosophiques sur le sens et la valeur de l'orgueil.

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«L’orgueil est un mépris de tout, sauf de soi-même»

Théophraste, maître de l’école péripatéticienne fondée par Aristote

L’orgueil est considéré comme l’un des péchés les plus pernicieux dans la religion chrétienne, sinon le plus pernicieux, à en juger par sa primauté dans la liste des sept péchés capitaux prononcée par le philosophe médiéval Thomas d’Aquin. Sa gravité tiendrait à sa prétention fondamentalement incompatible avec le christianisme: l’orgueil, d’après Thomas d’Aquin, serait l’attribution à ses propres mérites de qualités qui sont en réalité des dons de Dieu – et rien ne serait pire que de se comparer à Dieu. Il paraît que le philosophe sicilien n’aurait pas beaucoup apprécié Kanye West.

L’orgueil de Thomas d’Aquin prend la forme du mot latin superbia et partage donc sa racine avec le mot supériorité. Ce péché désigne ainsi un sentiment démesuré de grandeur, voire même un rejet de la supériorité de Dieu. Mais si l’orgueil est simplement une faute intellectuelle – en d’autres mots, une erreur d’estimation de notre valeur et de celle des autres –, pourquoi est-il considéré comme la faute morale la plus grave qui soit? Pourquoi ne pas simplement le considérer comme une faute épistémique, soit un défaut de notre capacité de discernement? Après tout, l’on ne reprocherait pas à un idiot de commettre une faute morale par le simple fait de sa crédulité.

La marche des orgueils?

Avant de se demander si l’orgueil est une faute morale, faut-il bien pouvoir définir ce qu’est l’orgueil. Cette tâche n’est pas aussi facile qu’elle ne le paraît puisque l’orgueil peut aussi bien signifier l’arrogance que la prétention, la fierté, la vanité ou la suffisance. 

«L’on ne reprocherait pas à un idiot de commettre une faute morale par le simple fait de sa crédulité»

En anglais, l’orgueil prend le nom générique de «pride», à la connotation parfois négative et parfois positive. La «pride march», par exemple, sert d’événement de célébration et d’acceptation des orientations sexuelles et des identités de genre. Cet événement ne se traduit toutefois pas par «marche des orgueils» en français – ce serait erroné (et problématique!) d’affirmer que les personnes queer le sont par orgueil. L’on traduit plutôt cela par «marche des fiertés». La fierté désigne un sentiment de satisfaction de soi provoqué par un accomplissement ou par la possession d’une certaine qualité. Les personnes LGBTQ2+ marchent dans les rues pour proclamer leur identité et son acceptation, et non pas pour affirmer une quelconque supériorité par rapport à autrui.

L’orgueil est donc différent de la fierté, bien que la distinction ne soit pas toujours faite dans le langage courant. L’on entend trop souvent l’abus de langage «elle fait l’orgueil de sa famille» au lieu de «elle fait la fierté de sa famille». Bien plus fort qu’un simple sentiment de contentement, l’orgueil semble plutôt vouloir dire une satisfaction excessive de soi. En ce sens, l’orgueil serait l’antonyme de l’humilité, que la philosophe Julia Driver définit dans Uneasy Virtue comme le fait de sous-estimer ses propres qualités. L’humilité comme l’orgueil seraient donc simplement des «croyances erronées», d’après la philosophe américaine, de simples erreurs d’estimation. 

«L’orgueil est la même chose que l’humilité: c’est toujours le mensonge»

Georges Bataille, Le Coupable

Être ou ne pas être (un connard)

Le problème, c’est que l’on voit difficilement comment une croyance erronée peut constituer une faute morale. L’erreur toute seule ne fait pas l’injustice, car les injustices ne peuvent s’exprimer que dans les actions. Si, par exemple, un citoyen exprime une opinion erronée sur la culpabilité d’une personne accusée de meurtre, ce citoyen ne commet, en se trompant, aucune injustice. Si, par contre, un juge prononce un innocent coupable et le condamne à l’emprisonnement, alors le juge commet ce faisant une injustice. Si l’on veut juger la moralité de l’orgueil, il faudra donc se concentrer sur l’attitude de celui qui est orgueilleux. Et c’est exactement ce que fait le philosophe californien Aaron James.

Dans son ouvrage Assholes: A Theory, Aaron James explore la condition d’être un «connard» («asshole», en anglais). Est connard celui qui traite les autres comme si leurs intérêts avaient moins d’importance que les siens, soit celui qui coupe la file d’attente au Starbucks ou qui écoute de la musique à plein volume dans la bibliothèque. Le connard serait donc un orgueilleux qui agit en fonction de sa perception gonflée de soi. 

Est aussi connard celui qui est «trop orgueilleux pour changer», celui qui est non seulement coupable d’une faute intellectuelle mais ne se laisse pas corriger dans sa faute. Le fait de ne pas écouter les conseils d’autrui relève d’une conception exagérément positive de soi et d’un manque d’appréciation pour l’opinion d’autrui. Le mépris d’autrui peut rendre sourd. L’orgueilleux n’est donc pas celui qui chante dans les rues pendant la marche des fiertés, mais plutôt celui qui lui crie dessus et refuse de changer ses propres opinions.

«L’orgueil de son travail rend, non seulement la fourmi, mais l’homme cruel»

Léon Tolstoï

Vice ou péché?

En somme, l’orgueil se présente comme une attitude non vertueuse ou, comme le dirait Thomas d’Aquin, un «vice». Il n’est pas lui-même un péché (au sens d”«action immorale»), mais plutôt une tendance à commettre certains péchés. L’orgueil peut ainsi souvent s’accompagner d’attitudes immorales telles que la vanité. Comme l’écrit le philosophe Arthur Schopenhauer, «l’orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports; la vanité, au contraire, est le désir de faire naître cette conviction chez les autres». 

Pour Thomas d’Aquin, l’orgueil n’est pas un vice quelconque mais carrément le «commencement de tout péché». Dans la mesure où il «appartient à l’orgueil de ne vouloir pas se soumettre à un supérieur et surtout de ne vouloir pas se soumettre à Dieu», l’orgueil est la porte vers toutes les autres déviations de la parole divine, dont les six autres péchés capitaux.

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J’écris dans Le Délit pour sauver la vie de ses éditeurs https://www.delitfrancais.com/2022/01/26/jecris-dans-le-delit-pour-sauver-la-vie-de-ses-editeurs/ Wed, 26 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46720 Réflexion philosophique sur la fascination parfois pathologique du sang.

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Sans l’imprimerie, ce texte serait écrit en rouge sur blanc. Je suis Alexandre, illustrateur au Délit, et sans ce texte que je me suis engagé à écrire, je serais en train de découper les corps des membres du conseil de rédaction du Délit. Mon image m’importe et ma liberté aussi; je ne voudrais pas passer ma vie en combinaison de prisonniers… Je dois donc me contrôler. Pour noyer mon envie d’étouffer le rédacteur en chef avec les intestins de la productrice, je contribue au Délit dans la section de l’Éditeur Philosophie. Lui aussi, j’aimerais goûter à son entrecôte, mais je l’épargnerai peut-être parce qu’il est beau, ou je l’écorcherai vif après les autres, parce qu’il est trop beau. Il pourra ensuite rester moisir en me parlant et en me faisant danser avec sa voix mélodieuse sur les os de nos collègues. Mais pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment.

Ce que je fais, en écrivant cet article, s’appelle de la sublimation. Il s’agit d’un processus quasi chimique de spiritualisation des sentiments afin de les rendre éthiquement acceptables. Selon Freud, la sublimation est la capacité qu’ont certaines personnes à dévier leurs pulsions sexuelles ou intenses vers des buts n’ayant pas rapport avec les moteurs de ces pulsions. Souvent, l’activité artistique ou l’investigation intellectuelle sont les chemins empruntés dans le cadre de cette démarche. Toutefois, il est important de mentionner que tous les humains ne sont pas capables de cette heureuse disposition. Parfois, les activités socialement valorisées peuvent ne pas constituer des dérivatifs satisfaisants. La notion de sublime, quant à elle, est différente mais tout autant pertinente. Selon Edmund Burke, homme politique et philosophe irlandais du 18e siècle, elle désigne le sentiment captivant qui nous traverse devant une scène qui secoue et déconcerte. La véritable signification du sublime n’a rien à voir avec son sens moderne «beau». Comme la sublimation évoquée plus haut, le sublime a trait à un dépassement, à une faille du langage quand il s’agit de le verbaliser. Autrement dit, ces deux concepts sont désignés par des mots qui ne semblent pas remplir clairement leur fonction nominative. Le sublime, c’est un genre d’étonnement, un effroi plaisant qui dépasse celui qui le ressent. Un exemple probant de sa manifestation est l’épisode du sang de l’oie sur la neige dans l’œuvre de Chrétien de Troyes Perceval ou le conte du Graal. Dans ce roman, le chevalier en quête de la coupe convoitée est frappé par le sublime lorsqu’il témoigne d’une scène tant glaçante que sanglante. Il observe, dans une banalité déstabilisante, un faucon transpercer une oie et l’abattre sur la neige. Il reste à observer la scène, figé pendant un moment qui l’est aussi. L’oie, blessée au col, fait couler trois gouttes de son sang dans la neige. En se répandant par capillarité dans la neige, elles rappellent au chevalier les traits du visage de son amoureuse. Dans ce texte, l’oie est un objet sublime (sa mort étant sa seule utilité) dont la vie ne servait qu’à produire cette image thanatique. L’animal n’a éprouvé aucune souffrance, et son immobilisme interpelle le lecteur.

«Pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment»

Roland Barthes verrait dans cette scène une des expressions premières du punctum de l’image, qu’il théorise comme étant le point sortant de l’image comme une flèche pour transpercer au vif celui qui l’observe. Les trois gouttes de sang fascinent le personnage médiéval et viennent transposer l’impact du faucon sur l’oie dans son imaginaire comme si la scène tout entière l’imprégnait en passant par trois trous. Bien que l’on oppose aujourd’hui communément le blanc au noir, l’oxymore chromatique originel, que l’imprimerie a fait disparaître, est l’association du rouge et du blanc. En effet, tant visuellement que symboliquement, l’ambivalence de cette opposition enrichit l’intensité dégagée par la scène et constitue un topos dans tous les arts. D’un côté, le blanc peut incarner la pureté, la virginité, la jeunesse, l’innocence. De l’autre côté, il représente l’isolement, la fin de vie; il est fantomatique et est même associé, en Asie du Sud-Ouest, à la mort. Le blanc pur recouvre les montagnes mais est rebelle à sa reproduction, car il est difficile de l’imiter sans qu’il soit trop beige ou grisé. Ensuite le rouge: il s’agit de la couleur du feu, de l’amour, de la joie. Il est aussi la couleur de la sexualité, de la séduction ou du dépucelage. Le rouge renvoie évidemment au sang, donc aussi bien au fluide vital, au sang insufflé, qu’au sang versé, aux viscères et aux blessures. Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive. Quand Perceval regarde la neige s’empourprer, il décrit, avec un point de vue naïf, une scène qui ferait détourner les yeux d’un regardant empathique. On pourrait a priori penser qu’il dresse un tableau fidèle et innocent d’une scène de mort animale, qu’il se fait distant de la scène pour la décrire de façon objective. En réalité, il n’est pas distant: il surpasse la scène et parvient à y voir sa bien-aimée, vierge donc fantasmée. C’est dans ce moment que l’on comprend qu’il est lui-même le faucon, chasseur qui troue l’oie au niveau de son col. Le sang est donc le vecteur par lequel Perceval est saisi et ressent le sublime. C’est dans cette tension entre peur (ou horreur) et grandeur que peuvent émerger des moments sublimes. Cependant, quand ce dosage n’est pas maîtrisé (volontairement ou non), il est légitime de se demander pourquoi l’homme est attiré par des images qui ne font que le déranger.

«Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive»

Pour être convainquant en tentant d’écrire une fiction qui relate les crimes d’un tueur, il ne suffit pas de créer des personnages irréductiblement méchants – comme Jason du film Vendredi 13 ou Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit – qui sont des monstres sans équivoque, qui l’ont toujours été, et qui semblent être génétiquement déterminés à une telle monstruosité. Souvent, visionner ces films constitue un moment de plaisir, de proximité avec le mal, ce qui pousse le spectateur à jouir de la violence débridée à l’écran. Selon le marquis de Sade, si la cruauté peut être aussi excitante, c’est parce qu’elle est «le premier sentiment qu’imprime en nous la nature». Elle nous fait revenir à ce moi «sauvage», étranger à la moralité, et libre comme un animal.

Toutefois, même si cette branche du cinéma est appréciable, elle est très invraisemblable parce qu’elle ne met pas le doigt sur le véritable dérangement que l’on peut éprouver face aux criminels en chair et en os. Ce qui dérange vraiment, selon la philosophe Hannah Arendt, ce n’est pas le caractère isolé et extraordinaire que l’on rattache à un meurtrier, mais plutôt sa banalité et, a fortiori, son humanité. Elle écrit que les criminels de chair et d’os prouvent qu’une personne moyenne, qui ne serait ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, peut être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Apparemment, je ferais partie de ces gens-là… Quand j’essaie de comprendre d’où me vient la nécessité de collectionner les cadavres, je pense à un roman: Un Roi sans divertissement de Jean Giono.

«Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang»

Dans l’excipit fantastiquement grandiose de ce roman, le personnage principal tue une oie pour apprécier une dernière fois le sang et la neige sublimes, alors qu’il fume une cartouche de dynamite pour se faire exploser. La scène est imprévisible et crée une nouvelle image frappante pour l’esprit. Ce roman, dont le titre fait référence à l’une des Pensées du philosophe Blaise Pascal («Un roi sans divertissement est un homme plein de misères»), raconte l’enquête menée par le capitaine Langlois pour retrouver le criminel responsable d’une série d’enlèvements dans un village des Alpes françaises. Le roman nous invite à lire, en filigrane, la psychologie du tueur pour comprendre que celui qui mène l’enquête est en fait similaire à celui qu’il étudie. Revenons à présent sur la référence au moraliste chrétien du 17e siècle dont il est question dans le titre de cet ouvrage. L’humain, selon Pascal, se divertit pour détourner sa pensée des sujets de réflexion tels que la destinée, le salut et la foi en Dieu. Étymologiquement, le divertissement renvoie au détournement (divertere en latin). Giorno, dans son roman, fait l’exposé de plusieurs types de divertissements (la chasse, le jeu, le spectacle); ces divertissements représentent pour l’auteur un refus plus ou moins conscient de l’exigence chrétienne de méditation personnelle. Quand on laisse une personne seule (représentée dans la phrase par un roi) sans qu’elle puisse se divertir, on ne verra plus que la misère de cette personne. À partir de là, il n’y a pas, sur la destinée humaine, de communauté de pensée entre Pascal, fervent chrétien, et Giono, athée. Pour Pascal, il s’agit d’accepter sa misère spirituelle (au lieu d’y échapper ponctuellement en se divertissant). Autrement dit, la privation de divertissement peut être l’occasion d’une conversion spirituelle. Quant à Giono, la solution «par le haut» à notre misère intrinsèque n’existe pas. Le fond de notre condition humaine, selon lui, est l’ennui. Il suggère que la vie n’a pas de sens et que toute entreprise sera désespérément gratuite. Alors, pour lui, il faudrait détourner sa pensée de cet ennui fondamental; autrement dit, il faudrait se divertir. Quels divertissements seraient possibles et suffisants pour permettre à l’homme d’échapper à l’étourdissement symptomatique de la contemplation de l’ennui? Pour la majorité des personnes, les loisirs, le travail ou l’écriture d’un article de philosophie suffisent pour étouffer la misère propre à leur condition. Mais pour certains êtres, les seules activités capables de subjuguer l’ennui doivent être risquées et violentes. C’est pourquoi on peut appeler «grand remède à l’ennui» le plaisir mêlé d’effroi qui réside dans le fait de tuer, en risquant sa propre vie.

Ainsi, alors que j’aurais pu écrire un article tronqué de ses intentions, et donc trompeur, j’ai choisi l’honnêteté. Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang. Cela rappelle la maxime devenue lapalissade «méfiez-vous des apparences». L’œil du chevalier Perceval qui, selon le plus grand nombre, devrait faire couler une larme et éviter le sang, fait tout l’inverse: il sexualise une vierge en l’associant par son hymen au cou déchiré d’une oie. Ce n’est pas un hasard si le mot «cruauté» vient du latin cruor, qui renvoie au plaisir éprouvé à la vue du sang versé. Langlois, de son côté, utilisait un hêtre magnifique et grandiose dans lequel il avait creusé un trou pour cacher les cadavres de ses victimes. La cruauté de ces deux personnages me tache comme du sang sur la neige. Et vous qui lisez mon texte, n’allez pas fouiller dans les érables du Mont-Royal, s’il vous plaît. J’admets craindre l’incarcération, et vous, vous devriez avoir peur de moi.

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« Partir, c’est mourir un peu » https://www.delitfrancais.com/2021/11/30/partir-cest-mourir-un-peu/ Wed, 01 Dec 2021 03:32:57 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45785 L’exotisme comme poétique de la conscience.

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«Peut-être une de nos tâches les plus urgentes est-elle de voyager, éventuellement au plus proche de chez nous, pour réapprendre à voir»

Marc Augé, L’impossible voyage

La mondialisation étend désormais ses tentacules aux quatre coins du monde. Si les derniers siècles ont été ceux de grands voyages et d’explorations, où piller des territoires habités était le propre de « découvertes », motif suffisant pour prendre la route vers l’ailleurs, les temps modernes se sont dotés de moyens toujours plus efficaces afin de dépasser les frontières et pénétrer l’étendue du monde. 

Qui voyage aujourd’hui n’a rien de l’explorateur d’antan. Le déplacement est devenu praticable par le plus grand nombre : on en a limité les aléas, les dangers, et la bonne circulation des individus est aseptisée par l’industrie touristique qui a pris d’assaut les espaces, veillant à les sécuriser et à les rendre plus accessibles que jamais. La mise en ordre touristique de la réalité offre à voir un « ailleurs » dorénavant construit. Pour le sociologue Rodolphe Christin, qui s’est intéressé à la tentation du voyage et aux ravages du tourisme dans son plus récent essai La vraie vie est ici, la « mise en production des paysages » orchestrée par le loisir touristique est un antivoyage qui décolore le monde en lui donnant des airs de parc d’attraction.

Mais le voyage et le tourisme sont-ils dissociables? Est-il encore possible de se défaire de l’emprise touristique – et de l’impératif capitaliste qui le gangrène – pour faire l’expérience d’un ailleurs? Pour le sociologue et essayiste, le voyage transcende le tourisme puisqu’au-delà du déplacement physique, il s’agit d’un acte de l’esprit, d’une certaine expérience du monde portée à la fois par la pensée et par le corps. Si l’industrie touristique met à mal cette expérience, il serait impératif de chercher à la sauver.

Aux racines du voyage

«La tentation du voyage est enracinée en nous»

Rodolphe Christin

Au-delà du déplacement physique, le voyage serait, selon Rodolphe Christin, une « mise à l’isolement volontaire », sorte « d’exil temporaire ». Cette distance subjective serait nécessaire pour aborder l’ailleurs en opposition à l’ici. « Partir, c’est mourir un peu », défend-il. Le voyage renfermerait cette inéluctable cassure entre le connu et l’inconnu, où l’on doit se défaire de l’un pour s’imprégner de l’autre. La logique de différenciation qui s’opère est inhérente au voyageur – alors que le touriste cherche à réaliser ses espérances, à expérimenter un ailleurs tel qu’il se l’imagine, le voyageur, lui, doit expérimenter la rupture et s’y adapter, forme d’intelligence permise à celui qui porte attention à l’existence. 

La géopoétique comme mouvement 

Pour comprendre la sensibilité comme fondement du voyage, Rodolphe Christin invoque le concept de géopoétique, néologisme créé par le poète et penseur Kenneth White. Ce terme désigne une théorie-pratique qui vise à renouveler notre rapport avec le monde. Il s’agit de porter une sensibilité nouvelle et de développer la faculté à « jouir du cosmos », c’est-à-dire de s’exposer plus intrinsèquement à la grandeur du monde. Par la géopoétique, les horizons se multiplient, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de l’être. Henry David Thoreau, philosophe américain, explore lui aussi cette dimension. « L’homme n’est que le point où je suis placé et, de là, la vue est infinie », écrivait-il au 19e siècle. Pour mettre à l’épreuve son propre rapport au connu et sa capacité à s’imprégner de l’ailleurs, Thoreau s’isole, se mettant littéralement à nu dans les bois. Il souhaite ainsi « prendre ses distances sans s’éclipser », afin de se défaire des conditionnements culturels qui limitent selon lui l’évasion. Ces conditionnements étant inculqués dès la naissance, ils dominent l’espace psychique des individus et limitent les potentialités. Pour jouir de l’ampleur de l’existence, il conviendrait, selon Thoreau, « d’outrepasser le cercle fermé des codes sociaux » afin d’explorer le « champ des possibles de l’expérience humaine ». Cette transcendance est possible par la conscience pleine et entière du monde. Le dépouillement des contraintes morales, sociales ou religieuses s’accompagne pour le philosophe d’un dépouillement matériel et d’une réduction des désirs. Cet épurement rendrait alors possible la « recherche d’une vie plus ample ». L’expérience de la pensée qu’incarne Thoreau demande donc de transcender les cadres du connu pour faire l’expérience d’un ailleurs. L’exotisme, ici entendu comme le lieu lointain et distancié du connu, devient alors atteignable par la « poétique de la conscience provoquée par la rupture des cadres perceptifs habituels ». 

«Le voyage transcende le tourisme puisqu’au-delà du déplacement physique, il s’agit d’une certaine expérience du monde portée à la fois par la pensée et par le corps»

Penser l’altérité

Mais pourquoi chercher cet exotisme ?, questionne Rodolphe Christin. Pour comprendre l’incitatif même du voyage, l’auteur s’intéresse aux écrits du philosophe Jean Duvignaud, pour qui le voyage est avant tout manière d’extase. L’« ex-tase », étymologiquement, demande à se tenir en dehors. Il y a là figure paradoxale : il faut sortir de soi pour atteindre, par le voyage, une forme d’initiation, une « possibilité de renaissance » tel que l’entend Duvignaud. « Pénétrons dans le voyage comme dans une matrice », car il y aurait, par la transposition des repères du quotidien, une conquête possible de l’humain que l’on devrait être. Sortir de soi pour devenir davantage ce que l’on est. « L’existence précède l’essence », nous disait l’existentialiste Jean-Paul Sartre, qui croyait que par l’expérience du monde, l’être se définit. Mais le voyage ne serait pas exclusivement une expérience existentielle, puisque l’individu approche l’inconnu à la fois en soi et au-dehors, défend Christin. Le voyage réconcilierait alors existentialisme et essentialisme, puisque la construction nouvelle de l’être, immergé dans le monde, s’additionne avec la conscientisation de son essence, préalable à son expérience dans le monde.

«Alors que le touriste cherche à réaliser ses espérances, à expérimenter un ailleurs tel qu’il se l’imagine, le voyageur, lui, doit expérimenter la rupture et s’y adapter»

Pour réussir ce parcours initiatique, il conviendrait donc de sortir de chez soi, de pénétrer dans l’ailleurs. Mais dans une planète mondialisée, rares sont les espaces où l’altérité radicale perdure. On peut perpétuer nos habitudes aussi bien à Pékin qu’à Bali : les multinationales pullulent dorénavant aux endroits que l’on voudrait croire reculés. Le tourisme fait également pression sur les minces filets sociaux et écologiques des lieux qu’il accule. Le visiteur devient alors ce tout-puissant symptôme des temps modernes où les écarts entre riches et pauvres se creusent, les uns profitant goulument des espaces bientôt précarisés des autres. 

Apprivoiser la connaissance du monde

Si l’ailleurs devient mondialisé, que reste-t-il de l’exotisme aujourd’hui? Rodolphe Christin aborde les écrits de Victor Segalen pour clarifier cette notion d’exotisme. Médecin de marine, archéologue et poète, Segalen considérait le rapport à l’ailleurs comme une expérience non seulement géographique, mais davantage intellectuelle et sensible. « L’exotisme est à la fois tributaire d’un état du réel, mais il dépend aussi de la sensibilité à saisir le caractère unique d’une existence ». Ce qu’il nomme « esthétique de la découverte » serait ainsi davantage une capacité qu’un lieu. Il faut savoir développer la notion du différent par la capacité à concevoir autre, qui résulterait en la connaissance du monde. L’exotisme, dès lors compris, englobe « ce qui échappe au connu, au déjà vécu », et demande une sensibilité originale capable de faire empreinte de cet ailleurs.

Pour percevoir, sentir et penser l’altérité, Segalen prend appui dans l’écriture, qui l’aide à connaître et à cultiver son rapport au monde. Le voyage, comme l’écriture, devient pour lui un « art de connaître le monde ». C’est là que s’immiscent les soucis du détail, la pleine conscience des événements et la curiosité – ceux-là mêmes qui animent certains voyageurs à saisir le jour, dans ses plus grandes banalités, qui pour eux n’en demeurent pas puisque figées dans un cadre extérieur au connu. L’écriture permet alors d’approcher la différence par ce regard nouveau et renouvelé au monde, où la sensibilité est affinée. Nul besoin d’aller bien loin – cette expérience peut se vivre au pas de la porte.

Voyager encore? 

«Hors de son lieu, le voyageur se relocalise ailleurs, autrement»

Pour sortir de l’accaparant lobby du tourisme et des ravages de celui-ci sur les sociétés, les environnements et les lieux qu’il prétend valoriser (l’étendue de la littérature scientifique publiée à ce sujet suffira à nous en convaincre), le voyageur moderne doit repenser son rapport à l’espace et à son propre environnement. Christin en appelle à la mise en œuvre d’une géopoétique qui marie contemplation et évasion – un renouveau de la perception du déplacement qui s’affirme comme « acte de la conscience » plutôt que comme mouvance physique. Un gage qui permettrait de prendre racine sans laisser de traces. De renouveler notre curiosité de découverte sans la corrompre par l’envie maladive de la piller. « Face aux déséquilibres qui nous menacent, réapprendre la vertu harmonieuse de la contemplation paraît salutaire. »

«Face aux déséquilibres qui nous menacent, réapprendre la vertu harmonieuse de la contemplation paraît salutaire»

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Lire un journal intime avec des jumelles https://www.delitfrancais.com/2021/11/23/lire-un-journal-intime-avec-des-jumelles/ Tue, 23 Nov 2021 16:01:16 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45642 Poser un regard existentialiste sur un voyeur victime de voyeurisme.

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Un voyeur se positionne dans deux angles morts. D’abord physiquement : il se place dans une ouverture, de manière à ne pas être vu. Ensuite figurativement : il vit ce qu’il observe dans une intimité dérobée, mais ne participe pas véritablement à la scène qu’il observe puisque le regard est unilatéral. Dans cette position de voyeur, le voyeur n’a pas de conscience de soi puisque, comme le dit Hegel, la conscience de soi passe par la reconnaissance à travers une autre conscience. Sous le regard de l’autre, j’adopte une existence objective. Ce regard est négateur de ma liberté de sujet car l’image que l’autre me renvoie est figée et réductrice. Ainsi, vivre dans le monde intersubjectif implique nécessairement un conflit entre ma subjectivité et mon objectification. Je n’ai le choix que de partager ce monde. 

Dans ce conte, nous tâcherons d’éclairer le cheminement de la conscience de soi quand le regard d’autrui nous surprend pour la première fois, imposant la honte là où régnait l’indifférence.

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E avait cherché le carnet de son amoureux toute la nuit, motivée par l’envie de le lire complètement nu. Il devait être 4 heures du matin quand, en ouvrant le tiroir à produits ménagers, elle le trouva. Alors que l’amoureux, A, dormait profondément, E commença à lire, assise sur le carrelage de la cuisine. Elle voulait absolument savoir ce qu’A disait d’elle.

***

Pour E, le regard d’autrui est nécessaire pour se constituer, d’où son inclinaison à faire de A un sujet qui peut construire son identité et définir son être. En somme, elle vit ses relations avec les autres comme s’ils étaient des sujets. Elle veut lire le journal intime pour en savoir plus sur ce qu’elle est aux yeux d’A et, par conséquent, ce qu’elle est à ses propres yeux. E veut plaire. Ou plutôt, elle souhaite qu’A la désire, et souhaite être l’élue d’A pour qu’il la sacralise et qu’elle devienne un absolu objectivé.

En nous inspirant de Jean-Paul Sartre, on pourrait avancer l’idée qu’E n’est plus dans l’existence mais qu’elle est dans la justification. E souhaite être élue et aimée, mais elle ignore qu’une fois qu’elle le sera, l’autre l’éprouvera à son tour comme subjectivité. Pour ces raisons – applicables aux relations amoureuses de manière générale – E devrait ranger le carnet, s’enfuir de chez A et arrêter de l’aimer parce qu’aimer, c’est ontologiquement un échec.

***

E pensait que pour A, ce carnet était le seul espace où le regard d’autrui n’influençait pas ce qu’il disait. Elle y trouva des dessins médiocres, des poèmes à leur effigie. Elle était si désespérée d’exister dans ce carnet qu’elle jubilait à la vue de la lettre « E », croyant lire son nom. Mais il n’y avait que des banalités. Elle avait seulement retenu un passage insolite dans lequel A confessait avoir observé un couple de voisins qui se frappaient avec des ustensiles de cuisine et souriaient ce faisant. « Ils aimaient avoir mal et cela se voyait », racontait A sur une page écrite avec une main branlante.

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Dévions un instant et observons le couple masochiste dont il est question dans le carnet d’A. En empruntant des termes de la psychanalyse freudienne, nous pouvons interpréter que ce couple prend acte de la « pulsion de mort » lorsqu’il se frappe avec des ustensiles de cuisine, soit qu’il explore ses limites, s’autodétruit. En trouvant un plaisir sexuel dans la violence, le couple instaure un dualisme qui lie et oppose pulsions de vie (soit, les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation) et pulsions de mort. 

Jacques Lacan modernise cette vision contestée du père de la psychanalyse et insiste plutôt sur la notion de « masochisme primordial », qui désigne un instinct de se livrer à autrui en se faisant son objet. Le psychanalyste avance que le masochisme se met en acte comme plaisir tourné vers l’objet et rejoint le principe de Nirvana : en nous faisant retourner à l’inorganique et à la mort originelle, la pulsion régresse et remonte jusqu’à l’origine. La seconde composante serait la pulsion de destruction, qui permet l’homéostasie du milieu psychique avec la pulsion de vie. Le masochisme est une tentative de sujétion d’autrui. Il représente la volonté de s’en remettre à autrui pour se faire exister. Ainsi, la conclusion est la même que pour les relations amoureuses : même si l’on peut être objet pour autrui, on ne peut jamais l’être pour soi-même.

***

E allait refermer le carnet, quand une phrase lui sauta aux yeux. A avait écrit : « J’ai dans mon salon deux fenêtres qui donnent sur celles des autres et une paire de jumelles pour les transformer en vitrines. Je suis un voyeur qui n’a pas honte ». Pour la première fois, E s’est sentie vue, comme si les ronflements de son amoureux endormi la guettaient. Elle poursuivit la lecture. « Alors que j’observais encore la chambre mauve de la femme qui pleure pour exister, j’ai eu la vive impression d’être vu et mon corps me l’a dit. Quelqu’un me voyait nu devant ma fenêtre, derrière mes jumelles. J’ai eu peur. J’ai eu honte même. Je suis un voyeur qui a honte. Alors j’ai voulu vérifier si j’étais observé. J’ai vu un homme qui me regardait avec ses jumelles. Il souriait, extasié. Il m’a montré, avec une violence statique, que ce n’est pas parce qu’on vole qu’on ne peut pas être volé. » Après avoir lu ça, E ne voulait pas en savoir plus. 

***

Finalement, cette double mise en abyme met l’accent sur le voyage de la honte chez E et A. Indifférents au début de leur expérience de curiosité mal placée – soit, de voyeurisme –, ils agissent comme s’ils étaient seuls. C’est la honte qui fait entrer autrui dans le monde de ces indifférents. Le sentiment que l’on attache à la « honte » est la conscience de honte : E et A ne conscientisent pas leurs gestes jusqu’à ce qu’un élément perturbateur ne les voie (c’est le cas du voyeur A qui est vu par un autre voyeur) ou jusqu’à ce qu’ils imaginent quelqu’un qui les voit (comme pour E qui projette l’histoire qu’elle lit à la sienne). Comme le dit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant, « La honte est honte devant quelqu’un. […] Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui ».

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Ne sommes-nous qu’un tas d’atomes? https://www.delitfrancais.com/2021/11/02/ne-sommes-nous-quun-tas-datomes/ Wed, 03 Nov 2021 00:16:49 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45263 Le réductionnisme en science cognitive doit encore patienter.

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Pour René Descartes, philosophe français du 17e siècle, l’être humain est composé de deux parties distinctes : l’âme et le corps. Le corps, de par sa nature matérielle, se doit de suivre les lois de la physique. Comme tous les autres objets, il tombe vers le bas, peut être propulsé, et perd de sa chaleur au contact de l’air. L’âme, quant à elle, contient la nature divine de l’humain, selon le philosophe. C’est en elle que l’on retrouve le libre arbitre et les facultés mentales. Sans elle, le corps ne serait qu’un automate dénué de liberté. 

Malheureusement pour le philosophe, ce dualisme a très mal vieilli. Aujourd’hui, on rencontre rarement des scientifiques et des philosophes croyant en une substance immatérielle qui anime nos corps. Le matérialisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle seuls les objets physiques existent réellement, fait désormais presque l’unanimité dans les sociétés laïques. Par conséquent, le corps humain ne serait qu’un tas d’atomes, l’idée d’une âme est abandonnée, et, avec elle, la seule garantie de libre arbitre… Si nous pouvons prédire le comportement de quelques atomes avec des théories physiques poussées, qu’est-ce qui nous sépare fondamentalement de l’automate? Les tenants du déterminisme matérialiste, qui soutiennent que l’avenir est déjà défini par l’état actuel des entités physiques et par les lois qui les régissent, n’attendent qu’une théorie complète de la physique afin de démontrer que ce que nous appelons émotions, pensées et valeurs ne sont en réalité que des phénomènes régis par des lois strictes. Cette hypothèse, bien que séduisante, est contestée dans le champ de la philosophie des sciences.

«Il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui»

René Descartes

Les failles du réductionnisme

Toute science vise à expliquer son objet d’étude. Pour ce faire, elle se dote de deux outils principaux : les entités et les lois. Les entités correspondent aux « choses » qui existent, et les lois sont les chaînes causales qui les relient. Prenons l’exemple de la science cognitive, qui s’intéresse à la pensée humaine et parfois animale. Cette science reconnaît une série d’entités : l’individu, les idées, le stress, etc. Elle fait également usage d’une série de principes comme la loi de l’effet, qui dicte que les organismes adoptent des comportements plaisants plutôt que déplaisants. Une fois ces entités et ces lois définies, on peut les agencer pour prédire et manipuler des événements : par exemple, on peut motiver un enfant à faire ses devoirs en rendant l’activité agréable.

Ces lois ne sont pas aussi déterministes que celles que l’on applique en physique puisque, contrairement à la trajectoire d’une particule dans un accélérateur, on ne peut jamais deviner le comportement d’un être humain avec certitude. Pourtant, si nous sommes composés d’atomes, pourquoi ne pouvons-nous pas simplement utiliser la physique pour prédire nos comportements avec précision? Après tout, la cognition n’est que neuroscience, la neuroscience n’est que chimie, et la chimie n’est que physique! Un tel recours à une science fondamentale comme la physique pour expliquer une science superficielle comme la psychologie est un exemple de réductionnisme, un processus qui doit répondre à des critères spécifiques.

«La cognition résiste à la réduction»

Premièrement, les entités de la science en cours de réduction doivent être définies dans des termes issus de la science qui réduit. Cela demanderait à la physique d’offrir une définition atomique du plaisir et de la souffrance, par exemple. Une fois ces définitions obtenues, on doit également dériver les lois du niveau superficiel à partir de lois plus fondamentales. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie que la physique devrait utiliser ses propres lois comme la gravité, la thermodynamique et l’électromagnétisme pour arriver à la loi de l’effet. La physique ne respecte pas ces conditions par rapport à la science cognitive : nous n’avons toujours pas d’explication physique des émotions ou de la perception. On en conclut donc que la cognition résiste à la réduction. En fait, ces mêmes critères font en sorte que la science cognitive n’est réduite ni par la biologie, ni par la neuroscience, ni par la chimie. 

En attendant Gödel

Et si c’était une simple question de temps? On pourrait tout simplement attendre que la neuroscience explique la cognition, que la chimie résume la neuroscience, que la chimie soit déduite de la physique et que la physique se prouve elle-même. Nous aurions alors un modèle déterministe physique du comportement humain! Pas de bol, car le mathématicien Kurt Gödel a démontré (en 1931) qu’une théorie complète comme celle-ci est impossible grâce à son célèbre théorème de l’incomplétude. Celui-ci stipule qu’aucun système théorique ne peut prouver sa propre validité, ce qui implique nécessairement l’existence d’autres théories non réduites. Si nous admettons tout de même l’idée d’une physique complétée, il faut encore faire preuve de prudence. 

D’abord, déclarer que le comportement humain se réduit à des phénomènes physiques reviendrait à faire de la pure spéculation sans aucune utilité pour les scientifiques d’aujourd’hui. Un laboratoire de psychologie ne saurait que faire d’un accélérateur de particules, du moins pour les prochaines années (décennies, siècles, millénaires?). Pour l’instant, les théories psychologiques et sociales ont une puissance explicative bien plus élevée que les théories physiques en ce qui concerne le comportement humain.

«Affirmer que l’être humain n’est qu’un tas d’atomes est au mieux inutile et au pire erroné»

Ensuite, il existe des raisons fondamentales de s’opposer à la réduction. L’une d’elles est que certaines entités ne peuvent être définies correctement qu’en faisant appel au contexte plus large. Prenons l’exemple d’une pièce de casse-tête. On pourrait s’amuser à analyser les matériaux qui la composent au niveau microscopique, mais l’intérêt de la pièce réside en réalité en dehors d’elle-même, dans le rôle qu’elle joue dans le casse-tête. Par définition, sans casse-tête, il ne peut pas y avoir de pièces de casse-tête. La même chose est vraie pour la cognition humaine : même si elle est ultimement le résultat de processus physiques, son sens réside dans le rôle qu’elle joue dans notre conscience et dans nos rapports sociaux. Une science qui considèrerait le langage comme de simples vibrations laisserait s’échapper le sens même du langage. Voir les entités non pas comme des ensembles de matériaux mais plutôt comme des particules de systèmes plus complexes est à l’opposé du réductionnisme. Cette approche a également un nom : l’holisme.

Bien sûr, on ne peut pas dire que les sciences fondamentales n’apportent rien à la psychologie. De nombreux médicaments aident à guérir certaines maladies mentales sur des bases neurochimiques, et l’imagerie cérébrale offre une perspective essentielle à la psychologie actuelle. Toutefois, affirmer que l’être humain n’est qu’un tas d’atomes est au mieux inutile et au pire erroné. Le réductionnisme ne tient pas en compte certaines caractéristiques humaines relevant de la sociabilité et de la conscience, qui n’ont de sens que lorsque nous les analysons dans leur contexte. De même, dire que nous ne sommes mus que par des forces physiques déterministes et que le libre arbitre n’est qu’une illusion n’explique pas grand-chose de nos vies et n’est propice qu’au déclenchement de crises existentielles.

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Peut-on garder des secrets? https://www.delitfrancais.com/2021/10/19/peut-on-garder-des-secrets/ Tue, 19 Oct 2021 15:17:58 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44984 Pistes de réflexion sur l’éthique du secret et du mensonge.

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Ah, les secrets! Ces petites pièces de connaissance que nous décidons de garder à l’abri de tous dans le coffre-fort impénétrable de notre mémoire. Tout le monde en possède, des secrets, même ceux et celles qui déclarent être un « livre ouvert », ceux et celles qui prétendent n’avoir « rien à cacher ». Bien sûr, ces personnes savent que personne ne peut vraiment vérifier le contenu de leur coffre-fort. Mais leurs secrets sont-ils pour autant répréhensibles? Les secrets peuvent être innocents et inoffensifs, ils peuvent être coquins et enfantins, mais ils peuvent aussi être pernicieux. Quel est donc notre verdict? Les secrets, c’est bien ou c’est mal? Explorons.

«Tout ce qui n’est pas dit est nécessairement secret dans la mesure où cela a été intentionnellement caché à autrui»

L’illusion de l’innocence

Pour parler de secrets, il faut d’abord se rendre compte que le secret est, plus souvent qu’on peut le penser, mensonge. Prenons l’exemple d’une épouse qui trompe son époux. Lorsqu’elle se retrouve avec son époux, l’épouse fait comme si de rien n’était et choisit le silence pour épargner à son mari la souffrance de savoir. Certes, l’épouse ne ment techniquement pas à son époux puisque celui-ci ne lui a jamais demandé : « Bonjour ma chère, juste par curiosité, me trompes-tu? » L’épouse n’a jamais eu à dire : « Mon cher, je ne te trompe pas. » Mais il n’est pas très difficile de voir que l’épouse ment. En choisissant le silence, l’épouse continue de donner activement à son époux l’idée que tout va bien, que leur mariage est intact. Le choix du silence – du secret – est donc un choix de mensonge. 

Le secret est souvent mensonge, et, s’il ne l’est pas, il n’est du moins pas innocent. C’est donc quoi, exactement, le secret? Tout ce que l’on choisit de ne pas dire est nécessairement secret. Tout ce que l’on garde dans le coffre-fort de notre mémoire, caché du regard d’autrui, est nécessairement secret. C’est un secret, car l’action de ne pas dire est une action délibérée. Ne pas dire quelque chose que nous pensons est toujours un choix – ou une action intentionnelle, comme le dirait Jean-Paul Sartre. Tout ce qui n’est pas dit est donc nécessairement secret dans la mesure où cela a été intentionnellement caché à autrui. Même si nous choisissons de ne pas dire quelque chose uniquement parce que cette chose nous paraît banale, ou peu intéressante, cette chose constitue toujours un secret puisque nous avons fait le choix intentionnel de ne pas la dire et, donc, de la cacher à autrui.

«Le secret de la femme constitue un mensonge indépendamment de l’inspection d’un officier»

Ainsi le secret n’est jamais innocent. Il constitue toujours une volonté de cacher la vérité à autrui et peut même constituer une volonté de construire une réalité mensongère. Pouvons-nous donc en conclure que le secret est moralement répréhensible?

Secrets mensongers

Pour juger la moralité ou l’immoralité du secret, il nous faudra faire une distinction entre deux cas : celui du secret mensonger et celui du secret occulteur. Par secrets mensongers, nous entendons tout secret gardé pour maintenir l’illusion d’une fausse réalité. Le secret de l’épouse infidèle en est un exemple : l’épouse construit une réalité basée sur sa fidélité alors même que cette dernière est une fiction, un mensonge. Si nous nous fions à cet exemple, il nous paraît évident de conclure que le secret mensonger est immoral, du moins si l’on considère qu’il est immoral de tromper son époux et de garder cela secret.

Mais n’allons pas trop vite. Prenons un autre exemple : une femme néerlandaise cache une famille juive dans son sous-sol pendant l’occupation allemande de la Seconde Guerre mondiale. Un jour, un officier nazi claque à la porte et demande à la femme si elle cache des personnes juives chez elle. La femme ment, et décide de garder secrète la présence de la famille. À présent, ses actions sont-elles moralement justifiables? 

Voilà le fameux scénario (adapté à notre temps) imaginé par le philosophe Emmanuel Kant. Notons d’ailleurs que le secret de la femme constitue un mensonge indépendamment de l’inspection d’un officier. Qu’elle soit questionnée ou pas, la Néerlandaise joue une comédie où elle ne cacherait pas de réfugiés. Le secret de la femme est donc nécessairement un secret mensonger et, selon Kant, un tel secret est toujours immoral.

«Nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui»

Benjamin Constant

En lisant les propos de Kant, un certain Benjamin Constant s’est indigné. L’intellectuel français publie en 1797 une réponse intitulée Des réactions politiques, où il affirme que « nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui ». L’argument semble solide : l’officier nazi n’a pas le « droit » d’extraire la vérité de la Néerlandaise s’il compte utiliser cette connaissance pour exterminer une famille. Conséquemment, la Néerlandaise n’a pas l’obligation morale de divulguer son secret. Mais Kant objecte encore. Selon lui, un principe moral – tel que le principe de ne pas mentir – est inconditionnel ou il n’est pas. S’il n’est pas moralement permissible de mentir dans certaines situations, pourquoi devrait-ce l’être dans d’autres? 

Benjamin Constant et bien d’autres d’entre nous diraient probablement que Kant est trop « rigoriste », qu’il devrait considérer les circonstances plutôt que déclarer des principes moraux abstraits qui pourraient causer la mort d’une famille juive aux Pays-Bas. Mais ne nous précipitons pas trop vite à la défense de Constant… Imaginons un scénario où l’officier nazi demande à la femme si elle possède un tapis. Pourquoi un tapis? Parce que l’officier aime bien les tapis et s’est proposé de marcher sur le plus de tapis possible avant sa mort. La Néerlandaise ne veut pas que l’officier marche sur son tapis uniquement car elle est très pointilleuse et ne veut pas que le tapis bouge d’un centimètre. Dans ce scénario, la femme a‑t-elle le droit de mentir à l’homme et de lui dire qu’elle ne possède pas de tapis? Marcher sur un tapis, est-ce vraiment un mal qui « nuit » autant à la femme qu’elle aurait le droit de nier à l’officier l’accès à la vérité? Et, crucialement, accidentellement bouger un tapis de quelques centimètres, est-ce là un mal supérieur au mensonge de la Néerlandaise? La philosophie de Constant ne nous offre pas de réponses claires à ces questions. De tels dilemmes peuvent surgir lorsque nous tentons de juger la moralité d’un secret mensonger, mais nous laisserons le lectorat en tirer ses propres conclusions.

«La vérité ne doit pas dépasser ce que nous pouvons en supporter» 

Anne Dufourmantelle

Secrets occulteurs

Examinons maintenant le cas du secret occulteur. Un secret est occulteur lorsqu’il empêche qu’une vérité perçue soit divulguée à autrui, sans que cet empêchement ne serve à maintenir un mensonge. C’est, par exemple, le fait d’avoir une connaissance scientifique qui n’a jamais été partagée avec le monde. La personne qui garde ce secret n’est pas en train de soutenir un mensonge ; elle entrave seulement le progrès de la connaissance. Un secret occulteur est donc, en quelque sorte, tout secret qui n’est pas mensonger.

Est-ce immoral de garder un secret occulteur? Prenons l’exemple d’une scientifique qui aurait découvert un remède infaillible contre l’Alzheimer. Malgré sa découverte révolutionnaire, la scientifique décide, pour une quelconque raison, de ne pas partager le remède et de le garder secret à jamais. Un tel secret est-il moralement justifiable? Notons avant tout que cela n’importe point si la scientifique a le droit légal de garder un tel secret. La seule question que nous devons juger est si elle a l’obligation morale de le garder. Il ne serait pas déraisonnable de penser que la scientifique a une obligation morale de divulguer son secret, et que le secret occulteur est donc immoral.

Mais imaginons une deuxième scientifique qui, elle, aurait trouvé une façon de concevoir la bombe atomique (imaginons un monde où cette arme n’a pas encore été conçue). Il n’est pas difficile de voir que la divulgation d’un tel secret pourrait avoir des conséquences catastrophiques : l’extermination de populations entières. Est-ce donc immoral de garder un tel secret? Nous pourrions vouloir répondre « non » puisque nous voulons éviter une catastrophe nucléaire, mais attendons! Peut-être que la divulgation de la technologie nucléaire pourrait ne pas avoir de mauvaises conséquences. Peut-être que cette connaissance pourrait être utilisée pour empêcher des futures attaques – après tout, il est parfaitement possible que quelqu’un d’autre conçoive la même technologie à un autre moment dans le futur. Certains, comme le politologue Kenneth Waltz, diraient même que la possession d’armes nucléaires par plusieurs États rend le monde beaucoup plus sécuritaire. Il n’est donc pas clair si la divulgation de la technologie nucléaire serait une bonne ou une mauvaise chose pour le monde… Mais, de toute façon, la divulgation d’un secret devrait-elle être jugée en fonction de ses conséquences? Ou, alternativement, devrait-elle être jugée selon l’attente de ses conséquences? 

Selon Anne Dufourmantelle, « la vérité ne doit pas dépasser ce que nous pouvons en supporter ». Il y a certaines vérités que l’être humain n’est pas prêt à entendre, certains secrets, donc, qu’il vaut mieux lui cacher. Un exemple serait celui de l’époux dont l’épouse le trompe. La révélation de la vérité sur sa relation pourrait mener l’époux à la dépression ou au suicide. Il serait peut-être mieux, dans ce cas, que l’épouse garde son secret. Un autre exemple serait probablement la révélation de l’absurde, comme décrit par Albert Camus. Certaines personnes ne peuvent accepter ni même concevoir la condition absurde de leur existence. Il vaudrait peut-être mieux épargner ces personnes de la douleur fatale de l’absurde. 

«Cela n’importe point si la scientifique a le droit légal de garder un tel secret. […] La seule question que nous devons juger est si elle a l’obligation morale de le garder» 

En somme, pour Dufourman-telle, nous pouvons être de fragiles enfants qui ont besoin de croire au Père Noël pour garder sauves nos pauvres petites existences imaginées, et il vaut parfois mieux ne pas nous divulguer le secret de l’inexistence du Père Noël. Dufourmantelle pense donc qu’un secret peut, au moins dans certains cas, être jugé par les conséquences de sa divulgation. Mais, comme nous l’avons vu dans le cas de la bombe nucléaire, nous ne pouvons pas toujours connaître ex ante les conséquences d’une telle divulgation. Peut-être trouvons-nous ici une justification du secret, du moins du secret temporaire. La révélation d’un secret est irréversible, mais le secret, lui, est potentiellement immortel. Peut-être vaudrait-il mieux attendre avant de révéler une vérité jusqu’à ce que l’impact de cette révélation puisse être plus correctement mesuré.

Il est en effet possible d’argumenter qu’un secret peut être gardé temporairement mais, là encore, nous nous retrouvons face à la question suivante : est-ce moralement justifiable de garder un secret avec l’intention de possiblement le dévoiler dans un futur incertain? Cette question est drôlement proche de notre question initiale.

Les piliers du débat

Il semble finalement que le débat se situe entre deux camps opposés : ceux et celles qui considèrent qu’un secret doit être jugé par les conséquences de son dévoilement, et ceux et celles qui pensent que l’action de garder un secret doit être jugée en elle-même. Cet article n’a pas eu le courage de trancher sur la question, mais il a au moins pu donner quelques pistes de réflexion. Il reviendra au lecteur de trouver une réponse conclusive. Espérons seulement qu’il ne décide pas de garder cette réponse secrète.

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Camus et la pandémie https://www.delitfrancais.com/2021/10/05/camus-et-la-pandemie/ Tue, 05 Oct 2021 14:59:48 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44843 L’abîme de l’absurde, le rocher et l’ardente résilience.

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Dans Le Mythe de Sisyphe, le philosophe et romancier Albert Camus développe sa fameuse idée de l’absurde. Dans cet essai, Sisyphe, fondateur mythique de la ville de Corinthe, est condamné à pousser un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, d’où le rocher redescend chaque fois la pente. Rusé comme Ulysse, Sisyphe avait trompé les dieux, dont Thanatos, dieu de la mort, qu’il avait menotté. Mais ses pièges l’ont rattrapé, car les dieux l’ont bien châtié. En réponse à cette peine, Sisyphe décide de porter son fardeau sans espoir, sans désespoir, mais avec force et volonté. Ainsi, Sisyphe est « l’homme absurde » par excellence, selon Camus. Il représente le divorce entre l’homme révolté et le monde irrationnel.

Tout comme Sisyphe, le docteur Rieux, qu’on trouve dans le roman La Peste, porte le fardeau de ses jours avec courage. Dans le roman, Camus révèle dans les dernières pages les intentions du docteur Rieux, narrateur et protagoniste du roman, qui a vécu la peste bubonique fictionnelle de la ville d’Oran dans les années 1940. Ces pages tiennent en elles tout le poids du récit. On y trouve les rats morts vecteurs de l’épidémie, les décisions tardives de confinement et de couvre-feu, les êtres chers séparés par les restrictions de voyage, la folie et l’alcoolisme attachés aux pas des survivants, et enfin bien sûr les pertes suprêmes causées par la maladie : la mort. Tout cela retentit, comme une cloche à la fois mélancolique et ivre de courage, dans les mots qui suivent : « Le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici […] pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Ainsi, nous pouvons constater que la pandémie que nous vivons rentre exactement dans la discussion de l’absurde, en particulier l’absurde présenté dans Le Mythe de Sisyphe.

L’absurde et la « crise » sanitaire

À plusieurs interrogations qui peuvent nous hanter sur le sujet de la pandémie, Camus répondrait sûrement que le monde en lui-même est irrationnel, mais que notre désir de clarté s’y heurte pour enfanter l’absurde. L’absurde naît donc du contraste et de la réunion entre deux pôles, ces pôles pouvant être Apollon et Dionysos, l’ordre et le chaos, la raison et la passion, l’être et le néant.

À partir de cette conception de l’absurde, Camus se penche sur la question du suicide philosophique. Si, par exemple, lors du cheminement de sa pensée, l’individu met fin à ses pas fatigués, et se laisse tomber sur le coussin moelleux d’une idée fixe et à l’apparence cristalline, son rôle de penseur meurt alors avorté. Camus méprise le suicide philosophique, c’est-à-dire le saut qu’on pourrait entreprendre dans les bras d’un pôle, d’une soi-disant « vérité » faussement rassurante. Selon lui, il faudrait rester au bord de la falaise, tendu entre les pôles, immobile au sein de l’absurde, comme une colonne que fouetterait le vent venu d’en bas. Ainsi, Camus ne voit pas un bord de falaise, mais plusieurs bords de falaise, plusieurs vérités. Et d’ailleurs, il n’y aurait pas de falaise mais seulement l’abîme et la chute que représente l’absurde.

La conscience de l’absurde permet donc à l’humain de remonter aux vérités, et non à la Vérité. En ce sens, Camus appelle « l’homme absurde » le « Dom Juan de la connaissance », en accord avec le mot de La Fontaine :

« Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles

À qui le bon Platon compare nos merveilles.

Je suis chose légère et vole à tout sujet ;

Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet »

La constante inconstance du cœur, de la pensée et du monde, la « branloire pérenne » dont parle si justement Montaigne, pointe du doigt le sentier des lumières – et non de la Lumière.

De façon similaire, le contexte pandémique dévoile l’imprévisible glissement par lequel le monde nous échappe. En effet, la pandémie nous fait visiter, comme à des touristes perdus, les temples de maintes opinions, soient-elles scientifiques, politiques ou autres. Sur les eaux de l’inconnu sombre et abyssal, nous voguons, et le canal du temps nous éloigne des rives de la certitude. Plus d’amarres! Les orages naturels et de l’esprit sont devenus notre grisâtre quotidien. Gouvernail, astrolabe et devins, tout a été jeté à l’eau et à l’écume d’albâtre.

«[L’homme absurde] doit rester au bord de la falaise, […] comme une colonne que fouetterait le vent venu d’en bas»

La pandémie actuelle est absurde en ce sens qu’elle terrasse nos attentes, foudroie nos espoirs et piétine ce que nous croyions possible. C’est pourquoi Camus suggère que pour affronter les épidémies, il faut se faire un esprit infatigable, conscient et maître en l’art de la pensée. Vigueur qui fait des humains un peuple résilient, remarquable, admirable – bien que maladroit, comme le montre l’Histoire.  

Camus, optimiste à force d’être pessimiste, enrichit ensuite le mythe de Sisyphe par cette formidable réflexion : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » En effet, pour Camus, l’angoisse et l’absurde que la pandémie fait ressortir sont des opportunités pour se rafraîchir l’esprit et pour se souvenir de la chance que l’on a d’Être-au-monde. Car la vie ne peut que nous engloutir et nous ravir avec ses lacs miroitants, avec ses oranges aux odeurs suaves comme du satin, et avec son soleil dont la chaleur nous saisit telle une liqueur enivrante. L’étonnement, l’éveil des sens, le mystère du temps et la communion avec la nature et avec notre destin – aussi rugueux qu’il le soit – sont autant de choses qui, même aux profondeurs du gouffre, peuvent faire scintiller le dôme du cœur, le ciel de l’esprit.

Pour nous mortels, la situation innommable que nous vivons s’avère être un nouvel appel à l’action empathique et résiliente, mais aussi à la conscience, à une pensée contemplative et plus attentive. Pour Camus, d’ailleurs, seule une telle pensée permet de tendre vers l’authenticité. C’est grâce à la pensée que l’homme peut vivre et affronter son risible destin avec courage et dignité, tout comme Sisyphe, qui représente l’instanciation de l’idéal camusien, un idéal qui requiert la révolte, la liberté et la passion de « l’homme absurde ».

Face à l’absurde, nulle consolation, nul calmant n’est à la portée de nos bouches avides, selon Camus. Comme pour Tantale – un autre damné de l’aride Tartare –, les fruits nous fuient et l’eau, de nos paumes, se retire. Camus en tire des leçons sur l’importance de l’indifférence. Or, cela ne l’empêche pas d’allier la passion à l’indifférence, et d’ainsi engendrer un mélange explosif : l’indifférence passionnée. En effet, Camus affirme ne choisir que les humains qui s’épuisent dans leur passion, passion pour laquelle ils brûlent, brûlent, brûlent. Mais cette flamme ne peut que mener aux cendres de l’épuisement et de l’indifférence. Selon Camus, qui s’exprime à la manière de Cioran, la « seule pensée qui ne soit mensongère est donc une pensée stérile. Dans le monde absurde, la valeur d’une notion ou d’une vie se mesure à son infécondité ».

«Il faut imaginer Sisyphe heureux»

Albert Camus

Devant le brouillard qui se forme à l’horizon du futur, l’humain ne peut qu’endosser les masques sempiternels du divin théâtre humain, celui de la comédie et de la tragédie. En ce monde qui semble irrationnel avec ses guerres et ses pandémies, nous sommes paradoxalement contraints à la fois à l’acceptation de notre destin et à la révolte contre notre destin. Cette contradiction, fondamentale à l’esprit de l’homme absurde, lui permet de vivre avec sensibilité et fluidité, et de passer par le couloir de ses jours avec un camouflage protéique et nécessaire dans une constante inconstance. Cette cape d’invisibilité peut correspondre au pouvoir créatif de l’art qui, selon Camus, doit se limiter à la description pour ne pas empiéter sur les affirmations et pour maintenir face à soi et intacte l’absurdité d’un monde insondable. En somme, il s’agit de ne pas sombrer dans l’idée que le monde nous est étranger (ou que nous y sommes étrangers). Il s’agit de faire de sa vie une œuvre à mille arabesques, de s’ouvrir, tête baissée, à la possibilité d’un éternel présent dans le monde. Un monde dont nous constatons d’ores et déjà les désordres et les écroulements. Il s’agit de le faire sans œillères assoupissantes, avec résilience, et plus forts que le rocher de notre destin. Alors, allons! En bas, notre rocher nous attend. Comme le dit Œdipe : « tout est bien ». Et, comme le dit Camus, « il n’y a pas de lendemain ».

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À l’horizon de la liberté https://www.delitfrancais.com/2021/03/15/a-lhorizon-de-la-liberte/ Tue, 16 Mar 2021 02:15:46 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=42940 Explorations philosophiques sur la liberté avec Kant et Épictète.

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La liberté est un mot fréquemment utilisé. On peut l’entendre dans les chansons, dans les journaux, à l’école, mais ce qu’il signifie véritablement n’est pas toujours clair. C’est un mot qui peut tromper car il prend plusieurs formes: liberté de pensée, liberté d’expression, liberté d’action, et plus encore. Mais qu’est-ce donc que la liberté? Pouvons-nous non seulement la penser, mais aussi la connaître malgré des entraves apparentes telles que l’existence du devoir et l’expérience de situations contraignantes?

Communément, la liberté est comprise comme l’expression de nos désirs personnels en l’absence d’obstacles extérieurs. Or, la liberté est constamment liée à des facteurs contraignants, ce qui prouve sa nécessité d’être. Mais que se passe-t-il lorsque ces contraintes sont poussées à leur limite, à l’horizon de ces obstacles contraignants? Peut-on encore parler de liberté?

Le devoir, signe de la liberté

La liberté est souvent conçue comme une absence de contraintes. Si l’on considère que le devoir est une contrainte morale, alors ce devoir semble être en opposition directe avec l’exercice de notre liberté. En effet, le devoir est vécu comme une soumission à une autorité externe. À titre d’exemple, les exercices et devoirs que le professeur peut nous imposer sont généralement perçus comme une restriction de notre liberté, soulignant ainsi une inadéquation entre notre vouloir et notre pouvoir. En quelque sorte, l’existence du devoir semble rendre notre liberté moins libre. Cependant, si nous voulons réussir nos examens, alors faire nos devoirs – même s’ils ont été imposés par le professeur – n’a pas pour but de restreindre notre liberté, mais justement de nous rendre plus libres de réussir nos examens. Il est vrai qu’au moment où le professeur nous ordonne de faire nos devoirs, notre puissance de choix est réduite puisqu’elle est vaincue par ce qui a généré le sentiment d’obligation, mais dans cette puissance réduite, la totalité de notre liberté peut toujours être exprimée et manifestée. Tout cela pour dire que la liberté n’est pas quantitative; il ne s’agit pas d’une certaine somme de nos libertés. Même face au devoir, notre liberté peut rester intacte.  

Imaginons par ailleurs un monde où existe une liberté pure (et tout ce qui favorise l’expression de cette dernière). Ce serait un monde totalement dépourvu de devoirs et de restrictions, où nous serions dotés d’une liberté soi-disant «absolue». Or, dans ce monde, serions-nous vraiment conscients de notre liberté ou ne serions-nous que de simples serviteurs, esclaves de nos désirs? On retrouve à présent l’utilité d’éprouver le sentiment de devoir: lorsque nous ressentons un devoir, cela nous permet de considérer que notre situation nous a offert une certaine liberté; après tout, si je n’étais pas libre, je ne pourrais pas ressentir cette pression qu’est celle du devoir. Contrairement à la contrainte, le devoir est donc accompagné d’une liberté: je dois, mais je peux choisir d’adhérer à ce devoir ou pas, d’où la manifestation même de la liberté dans le devoir. 

Ces idées sont celles du philosophe allemand Immanuel Kant. Selon lui, suivre notre devoir n’est nullement renoncer à notre liberté. Au contraire, il s’agit de concrétiser, voire même de réaliser, cette liberté. Suivre notre devoir, c’est accepter la liberté de notre nature suprasensible. C’est d’ailleurs dans le devoir que notre liberté peut atteindre l’apogée de son expression, selon Kant. Cela est éprouvé dans notre résistance et dans notre désir de rester libre face aux restrictions et limitations que le devoir semble impliquer. En effet, le devoir représente un sentiment d’obligation accompagné d’une liberté et non pas un sentiment d’obligation contraint. 

«Contrairement à la contrainte, le devoir est accompagné d’une liberté: je dois, mais je peux choisir d’adhérer à ce devoir ou pas»

Selon la doxa, la liberté serait synonyme de «faire ce que je veux», une notion animée par l’expression des désirs sans rencontrer d’obstacles extérieurs. Or, le devoir est indispensable à l’expérience de la liberté. Ainsi, comment la liberté peut-elle être définie par ces deux notions paradoxales? 

La liberté, une attitude

Remettons d’abord en question cette définition de la liberté qui la définit comme la propension à «faire ce que je veux». Pour ce faire, nous pouvons remettre en cause la première personne du singulier «je» en nous demandant si ce «je» est véritablement maître de ce qu’il veut. Le désir exalte l’imaginaire et l’idéal tout en nous éloignant de l’ordre de la réalité. Les êtres humains se croient libres parce qu’ils ignorent les causes de leurs désirs; alors que, au contraire, dans la mesure où le désir détermine les actions, l’on pourrait considérer le désir comme une contrainte qui limite la liberté.

En effet, le désir, une fois assouvi, engendre un sentiment d’impuissance face à la régénérescence de cette avidité. Autrement dit, il s’agit d’une satisfaction éphémère: aussitôt que nous possédons l’objet désirable, un nouveau désir apparaît, visant perpétuellement un autre objet que nous ne possédons pas. Ainsi, l’être humain qui désire perd son titre de sujet libre dans la mesure où il ne cherche qu’à satisfaire ce désir.

«Épictète considère que l’on peut être esclave mais libre à la fois, et être homme libre mais en réalité esclave»

Si, à chaque manifestation de notre liberté, nous renforçons la perte de notre être, alors cette liberté n’est-elle qu’un mirage de notre imagination? Peut-être alors la liberté n’est-elle pas dans ce que nous faisons, mais plutôt dans comment nous le faisons. Voilà l’avis des Stoïciens, pour qui la liberté est une attitude. Selon eux, la liberté consiste souvent à «changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde». Pour Épictète, philosophe qui a marqué le stoïcisme, un être humain devient libre lorsqu’il parvient à n’éprouver aucun désir pour tout ce sur quoi il n’a aucun contrôle. «Ce n’est pas par la satisfaction du désir que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir», écrit-il. En effet, lui-même étant un esclave affranchi, Épictète considère que l’on peut être esclave mais libre à la fois, et être homme libre mais en réalité esclave. Selon lui, il ne s’agit pas de la situation «subie» qui définit et limite la liberté. Plutôt, l’être libre est celui qui a su se «divorcer des choses extérieures». L’être humain devient libre lorsqu’il saisit une attitude active, et ne se laisse pas dévorer par ses désirs et la situation subie.

Ainsi, le fait de reconnaître et d’accepter ses devoirs représente non seulement une manifestation ou une condition de la liberté, mais aussi une façon d’honorer sa liberté à travers l’atteinte du bonheur puisque, comme le dit Épictète, l’homme esclave de ses désirs n’est ni heureux ni libre. «Le bonheur ne consiste pas à acquérir et à jouir, mais à ne rien désirer, car il consiste à être libre», conclut-il.

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Le post-organe https://www.delitfrancais.com/2021/02/23/le-post-organe/ Tue, 23 Feb 2021 13:33:59 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=42312 Ce que l'intelligence artificielle pourrait apporter à l'épistémologie.

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La croissance de l’intelligence artificielle (l’IA) et du transhumanisme, ces dernières années, reflète à la fois le désir qu’entretient l’humain en regard de son perfectionnement et sa volonté de mieux comprendre le monde qui l’entoure. Face à ce développement rapide, deux questions touchant au coeur de l’étude de la connaissance (l’épistémologie) surgissent: en quoi l’IA pourrait-elle théoriquement aider l’humain dans sa quête de la connaissance? Et en quoi pourrait-elle nous aider à répondre aux questions concernant ce que nous pouvons réellement connaître?

À travers les arguments philosophiques avancés notamment par Francis Bacon, Nelson Goodman, Bertrand Russel, Frank Jackson, David Hume et T. S. Gendler, nous verrons qu’une symbiose entre les intelligences artificielles et la méthode épistémologique d’induction pourrait nous permettre d’atteindre une connaissance, certes imparfaite, mais beaucoup plus fiable. De plus, l’absence potentielle de biais implicites dans la programmation de l’IA permettrait d’atteindre une impartialité éthique dans ses jugements en regard de la justice sociale.

L’induction numérique

Précisons tout d’abord qu’il ne s’agira pas, dans cet article, de nous demander si nous pouvons connaître quelque chose de manière certaine. Il s’agira plutôt d’analyser une méthode plus moderne de recherche de la connaissance en nous appuyant sur des innovations potentielles dans le domaine de l’IA. Cette méthode nous permettra non pas de prétendre à la connaissance absolue et finale, mais de nous en approcher le plus possible. Car, comme le disait le philosophe britannique Francis Bacon dans son Novum Organum, ceux qui croient avoir découvert la vérité finale sur les lois de la nature et ceux qui pensent que rien ne peut être connu sont tous deux dans l’erreur. Leurs attitudes radicales et leur zèle leur empêchent de voir les véritables nuances.

Pour Bacon, notre seul espoir réside non pas dans l’un de ces deux extrêmes, mais «dans une vraie induction». Selon lui, il n’y a que deux façons d’atteindre la vérité et la connaissance de quelque chose. La première – la déduction – part d’axiomes généraux, puis, procède par inférences logiques jusqu’à atteindre une conclusion immuable qui est la conséquence nécessaire des ces principes. La deuxième – l’induction – part aussi des sens et du particulier, mais monte graduellement, par l’observation de phénomènes spécifiques, pour en arriver finalement à l’établissement de règles générales. Cette deuxième méthode est le véritable chemin, bien que jamais foulé jusqu’à maintenant, selon le philosophe. Or, ce que l’IA et sa mémoire nous permettent de faire est justement d’emprunter ce «vrai chemin qui n’a jamais été emprunté», cela car le principe de l’induction, tout comme l’IA, est basé sur l’accumulation de données spécifiques et détaillées sur un sujet précis afin d’arriver à une généralité le concernant. L’induction noue une approche basée sur les probabilités et une approche empirique basée sur la récolte massive de données, de faits, de preuves et de justifications. La majorité de ce que l’on nomme des «connaissances» aujourd’hui, en science ou en philosophie, est d’ailleurs le produit de la méthode inductive. Il semble alors fort hypocrite de la critiquer, comme certains épistémologues du courant de pensée «knowledge first» (dont Timothy Wiliamson) semblent le faire, en disant accorder le primat à la connaissance plutôt qu’aux preuves empiriques, comme si ces dernières n’avaient pas d’utilité dans le champ de la philosophie.

Étant donné que les IA, à travers la compilation d’échantillons de données, le calcul de probabilités et l’apprentissage artificiel, emploient une méthode inductive semblable à celle de Bacon, celles-ci se montrent prometteuses dans la recherche de connaissances sur le monde. Qui plus est, l’IA pourrait même nous aider à bâtir un système plus performant que le principe épistémologique du JTB («justified true belief», un système érigé en syllogisme voulant que, pour atteindre la connaissance, la croyance en une proposition doit être vraie et justifiée), ce dernier comptant d’innombrables amendements sous forme de syllogismes que lui ont affublé les épistémologues au fil du temps. Cette idée contredit directement l’argument de Timothy Williamson selon lequel l’accumulation d’amendements conditionnels au JTB est absurde et occasionne une régression infinie, c’est-à-dire que les amendements pourront toujours eux-mêmes être amendés par un contre-argument. Car, au fil des années, l’on constate qu’à chaque fois qu’un épistémologue a tenté d’introduire des ajouts à la méthode du «justified true belief», il s’est buté à des contre-arguments et une chaîne absurdement longue d’amendements conditionnels.

«Ce que l’IA et sa mémoire nous permettent de faire est justement d’emprunter ce « vrai chemin qui n’a jamais été emprunté », cela car le principe de l’induction, tout comme l’IA, est basé sur l’accumulation de données spécifiques et détaillées sur un sujet précis afin d’arriver à une généralité le concernant»

En effet, pour une mémoire humaine, il semble absurde d’espérer pouvoir retenir parfois jusqu’à dix amendements conditionnels au JTB lorsque l’on veut tester la légitimité d’une proposition. Mais pour une mémoire plus performante comme celle de l’IA qui bâtirait un test épistémologique des connaissances, une sorte d’augmentation des logiciels déjà existants de «fact-checking» (vérification des faits, tldr), la méthode du JTB pourrait être viable. Cette idée semble plus envisageable et pourvue d’une meilleure instantanéité et fiabilité que la mémoire et les capacités analytiques standard d’un humain ayant recours au «justified true belief». Et si l’élaboration d’un tel système (purement artificiel) était trop complexe, l’avenue hybride qu’explorent le transhumanisme et l’augmentation de la mémoire de l’être humain est aussi envisageable. On assisterait ainsi à la naissance d’un système ou d’un être hybride qui aurait non seulement en sa mémoire la majorité des savoirs encyclopédiques humains, mais qui aurait également la possibilité de les mettre en relation avec des propositions épistémologiques qui lui seraient soumises. Ce nouveau système, basé sur l’IA et ses capacités, nous l’appellerons l’induction numérique, ou encore, le post-organe.

L’énigme qui n’en est pas une

Avant de nous emballer sur le concept de l’induction numérique, considérons des objections concernant le concept même d’induction. Parmi ces objections, l’on distingue notamment celle du philosophe américain Nelson Goodman, qui considère l’induction comme un problème et une énigme. Selon lui, la confirmation d’une hypothèse par l’observation d’un phénomène particulier peut être problématique. Un morceau particulier de cuivre, par exemple, peut augmenter la crédibilité de la proposition voulant que «tous les morceaux de cuivre conduisent l’électricité». Mais si cette idée est appliquée à l’exemple d’un homme en particulier, qui se retrouve dans une pièce remplie d’autres hommes, et que cet homme est, disons, le troisième fils de sa famille, ceci ne veut pas automatiquement dire que tous les hommes de la pièce sont des troisièmes fils. L’observation initiale ne confirme donc pas l’hypothèse selon laquelle tous les hommes de la pièce sont les troisièmes fils de leurs familles respectives. Selon Goodman, la méthode inductive ne permet pas de tenir compte de choses qui n’ont pas encore été observées. La proposition «toutes les émeraudes observées sont vertes, donc toutes les émeraudes sont vertes», par exemple, est erronée, car l’on ne peut pas prédire si, dans un futur proche, il y aura des émeraudes bleues.

Bertrand Russel et Frank Jackson apportent cependant une solution au problème soulevé par Goodman en argumentant que l’induction n’a pas forcément vocation à prouver qu’une hypothèse est vraie. Plutôt, cette méthode ne fait qu’augmenter les probabilités que cette hypothèse soit vraie, surtout lorsqu’une grande quantité de données sont accumulées pour l’appuyer:

«Les principes généraux de la science, comme la croyance en l’existence d’une loi de la nature et la croyance que tout doit avoir une cause, dépendent autant du principe inductif que des croyances de la vie quotidienne. On croit à tous ces principes généraux parce que l’humanité a trouvé d’innombrables exemples de leur vérité et aucun exemple de leur fausseté. Mais cela n’offre aucune preuve de leur véracité dans le futur, à moins que le principe inductif soit assumé»

Bertrand Russell

Ainsi, non seulement Russell rejette-t-il les théories sceptiques concernant l’induction lorsqu’il propose «d’assumer» la méthode inductive, mais il apporte également l’idée selon laquelle, dans l’induction, la probabilité est «tout ce que nous devons chercher». Par exemple, s’il n’y avait aucune trace d’émeraudes non-vertes dans la mémoire historique des observations humaines et des données recueillies à leur sujet, cela ne prouverait pas qu’il n’y aura pas d’émeraudes vertes dans le futur, mais cela augmenterait de façon marquée la probabilité de l’impossibilité de ce fait. Et si des émeraudes bleues apparaissaient dans le futur, la méthode inductive n’aurait qu’à les prendre en compte dans sa définition générale et descriptive des émeraudes. En un mot, la méthode inductive n’est pas têtue.

Cette idée vient confirmer les écrits de Frank Jackson concernant les exemples du «troisième fils» et de la conductivité du cuivre de Goodman. Selon Jackson, ces deux exemples ne sont tout simplement pas comparables; il y a une fausse analogie entre l’exemple du cuivre et celui de l’homme qui serait un «troisième fils» étant donné que l’hypothèse de la conductivité du cuivre a été observée sur un échantillon très large au long de l’histoire alors que l’hypothèse selon laquelle «l’homme serait un troisième fils» repose sur un échantillon unique et traite d’un fait qui dépend largement d’un hasard historico-familial.

La principale erreur commise par les détracteurs de la méthode inductive est donc de penser que celle-ci cherche à uniformiser plutôt qu’à disséquer, à connaître afin de prévoir le futur plutôt qu’à connaître les détails pour mieux envisager l’ensemble. L’erreur consiste à penser que le but de l’induction est tout simplement de savoir si toutes les émeraudes sont vertes, alors que le but de l’induction est en réalité de connaître les propriétés de toutes les sortes d’émeraudes. C’est donc bien Goodman qui commet une erreur d’uniformisation par sa tentative de trouver un nom général «grue» (néologisme fusionnant «green» et «blue») aux émeraudes vertes et bleues.

Cette accumulation de savoirs sur les propriétés de toutes choses est justement ce qui fait la grande force de l’induction d’un point de vue épistémologique. David Hume montre bien, à travers l’exemple suivant, que l’absence de savoirs sur un sujet peut occasionner de nombreux impairs à l’atteinte de la connaissance:

«Un paysan ne peut pas trouver de meilleure explication à l’arrêt d’une horloge que de dire “souvent, elle ne marche pas correctement”; mais un horloger comprend bien que la même force au ressort et au pendule produit toujours le même effet sur les roues, mais qu’elle n’a pas eu son effet habituel parce qu’un grain de poussière a arrêté tout le mouvement. Après avoir observé plusieurs cas de cette nature, les philosophes et les scientifiques ont formé une maxime selon laquelle le lien entre toutes les causes et tous les effets est également nécessaire et que son apparente incertitude vient parfois de l’opposition cachée de causes contraires»

David Hume

Cette analogie met bien en avant l’importance des savoirs dans l’atteinte de la connaissance, car celui qui «connaît» le fonctionnement de l’horloge et le principe qui fait en sorte qu’elle s’arrête, dans l’exemple de Hume, est aussi celui qui peut la disséquer et la comprendre le mieux. C’est pour cette raison que l’induction semble être la meilleure option pour tenter de s’approcher le plus près de la connaissance. Si l’épistémologie moderne ne semble pas avoir percé le secret de la connaissance, l’alternative proposée qu’est l’induction numérique semble féconde de possibilités.

La machine ne voit pas la couleur de peau

Ce qui semble finalement être irrésistible dans la méthode inductive, mais plus particulièrement dans l’induction numérique, c’est la possibilité d’envisager une absence totale de biais implicites chez l’IA.

La philosophe Tamar Szabó Gendler, professeure à l’Université Yale, présente, dans son ouvrage On the epistemic cost of implicit bias, deux types de biais intellectuels auxquels l’induction numérique n’adhère possiblement pas. D’abord, la philosophe explique que le biais implicite de l’ignorance intellectuelle, chez l’être humain, peut mener à des décisions contre-productives concernant l’atteinte de la connaissance. Ensuite, elle considère que les biais implicites raciaux, liés à l’inconscient collectif de l’humain ou encore à son rapport aux émotions haineuses, peuvent aussi nuire à la quête de la connaissance. Au sens où, par exemple, les biais implicites raciaux d’un juge peuvent le mener à juger coupable d’un crime une personne noire plutôt qu’une personne blanche, même si toutes deux étaient présentes au moment du crime et il n’y avait pas de preuves suggérant que l’une est plus coupable que l’autre. Tous ces biais, écrit Gendler, sont des constructions intellectuelles qui permettent aux humains de naviguer les complexités du monde qui excèdent nos capacités cognitives. Mais, comme nous l’avons vu, ces biais représentent aussi un obstacle dans la poursuite de la connaissance que l’IA moderne peut aider à surmonter.

Pour être tout à fait clair, lorsque l’on dit que l’IA ne possèderait pas les types de biais implicites décrits par Gendler, l’on entend une IA qui serait programmée par un groupe de personnes ou un comité éthique qui ferait en sorte que ce genre de biais ne soit pas encodé dans sa programmation. Bien évidemment, certains principes éthiques peuvent varier d’une culture à l’autre mais, encore une fois, l’exercice n’est pas d’atteindre la perfection – qui d’ailleurs est encore plus loin d’être le cas chez l’être humain – mais une probabilité moindre d’erreur. En ce sens, il serait donc un peu hypocrite de critiquer le moindre défaut chez l’IA en omettant les défauts flagrants de la moyenne des humains, dont les biais implicites. Il suffit, pour se convaincre de cela, de prendre en exemple les voitures intelligentes autonomes. Pourquoi commencent-elles à être de plus en plus présentes dans nos sociétés? Parce qu’elles limitent grandement la probabilité d’erreurs et d’accidents routiers en comparaison aux humains. Selon Statistique Canada, en 2017, 1679 personnes auraient perdu la vie lors d’accidents routiers et, de ce nombre, 94% seraient liés directement à des erreurs humaines (temps de réaction faible, alcool au volant, absence de port de la ceinture, etc.). Alors, l’argument éthique que certains défendent en lien à l’imperfection du système de l’IA (qui occasionnerait exceptionnellement des accidents) est indéfendable vis-à-vis l’argument utilitariste concernant la réduction radicale du nombre de décès totaux. En somme, l’imperfection des systèmes d’IA est moindre, d’un point de vue conséquentialiste, que l’imperfection des réflexes cognitifs humains généraux.

L’induction numérique se présente donc comme un outil potentiellement plus puissant que la conscience humaine dans la poursuite de la connaissance par l’induction. Non seulement l’IA nous permet-elle d’analyser des types plus divers d’informations, mais ses inductions peuvent aussi potentiellement être plus fiables, étant donné que les êtres humains sont susceptibles d’avoir des biais insurmontables dans la recherche de la connaissance. Et, même si l’IA n’est pas parfaite, le mieux que nous puissions faire ne serait-il pas de nous approcher au plus près de la connaissance?

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Réflexions sur la sagesse https://www.delitfrancais.com/2021/02/09/reflexions-sur-la-sagesse/ Tue, 09 Feb 2021 13:49:31 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=41780 Les nuances de la sagesse.

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Lorsque l’on étudie la philosophie, il y a généralement une implication que notre apprentissage est enraciné dans la sagesse et que les étudiant·e·s de philosophie en deviendront plus sages. Mais cette idée est fondée sur une conception erronée de la sagesse. Les sages sont ceux et celles qui mordent dans la vie, et non pas ceux et celles qui mènent une vie d’ermite. Devenir sage est une tâche ardue qui nécessite un grand effort de la part de l’individu. La sagesse n’est donc pas une garantie de la vie, ni même de la vie longue. Comme l’a dit Socrate: «Je ne peux rien apprendre à personne, je ne peux que les faire réfléchir.» 

Le silence de la sagesse

La sagesse est difficile, peut-être même impossible, à définir. Dans Ainsi parlait Zarathustra, Nietzsche tente d’en effleurer la surface: «Courageux, insoucieux, moqueur, violent — ainsi nous veut la sagesse: elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier.» Par contre, il semble manquer à cette définition de la sagesse une richesse et un silence nécessaires à celle-ci. 

La personne sage est généralement réservée et à l’écoute; ceci n’indique pas qu’elle ne parle point, mais plutôt qu’elle est passionnée par la vie d’une telle façon qu’elle considère sérieusement les idées et points de vue des autres. Cette tendance qu’ont les sages à être judicieux et réservés peut d’ailleurs s’appliquer à tous les domaines de la vie. Par exemple, les couples qui affichent le moins leur relation sur les réseaux sociaux sont statistiquement les plus heureux. Il en va de même avec la confiance: si l’on emprunte les enseignements des stoïques, les personnes les plus confiantes sont celles qui parlent le moins. Ces exemples, lorsqu’ils sont extrapolés au concept plus large de la sagesse, démontrent en général le caractère réservé, presque silencieux de celle-ci. 

«Les sages sont ceux et celles qui mordent dans la vie, et non pas ceux et celles qui mènent une vie d’ermite»

Avoir le courage d’être silencieux, d’être un étranger dans la foule, et de ne pas ressentir le besoin de laisser une marque physique dans ce monde, voilà la véritable sagesse. Être sage, c’est exister avec la réalisation que nous n’avons aucune importance mais que, simultanément, nous sommes tout ce qui compte. Voici la philosophie mise en avant par le maître chinois Confucius, et mise en évidence le plus clairement par la figure du moine dans différentes religions. 

Les idoles décevantes de la philosophie

Beaucoup de philosophes ont vécu une vie immorale. Par exemple, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont constitué un duo intellectuellement séduisant, mais ont utilisé ce pouvoir pour s’attirer une pléthore d’amantes adolescentes. Ils s’en moquaient d’ailleurs dans leurs correspondances, se vantant l’un à l’autre de leurs mensonges. Jean-Jacques Rousseau, par ailleurs, a abandonné ses cinq enfants, ce qui constituait effectivement pour eux·elles une condamnation à mort dans la France du 18e siècle. Rousseau est aussi l’auteur de plusieurs écrits qui ont connu un grand succès portant sur l’éducation des enfants, dont Émile, ou De l’éducation.

Il existe beaucoup de cas de philosophes connu·e·s qui ont mené des vies douteuses. Cependant, leurs travaux ont profondément marqué la philosophie et la culture. Alors, où sont les écrits des philosophes qui ont été de bon caractère moral dans leur vie privée et qui ont mis en pratique la philosophie pour cultiver leur vie? Ces philosophes ne ressentent pas l’envie de dicter aux autres comment vivre ou de produire des manifestes éthiques. Ils·elles n’essayent pas d’influencer ce qu’ils·elles ne contrôlent pas – soit la vie des autres –, et sont plutôt concerné·e·s par leur propre engagement dans la vie. C’est ainsi qu’agit le «chevalier de la Foi» de Kierkegaard, présenté dans Crainte et Tremblement. Ce personnage est irremarquable, mais il s’adonne à la vie avec grâce. Il reconnaît que la façon dont il mène sa vie est le produit d’un travail ardu de sa part, et que les autres doivent suivre ce chemin par eux-mêmes pour atteindre la sagesse, et la joie que celle-ci apporte. Un jour, en rentrant du travail, par exemple, le chevalier de la Foi raconte à son ami à quel point il est impatient de goûter le souper que prépare sa femme à la maison. Arrivé chez lui, cependant, il s’avère que sa femme n’a pas préparé de souper. Le chevalier de la Foi ne perd pas sa bonne humeur à la suite de cette nouvelle; il accepte – et adore – les faits de la vie et ne se laisse pas affecter par ce qu’il ne peut pas changer.

«Les sages ne ressentent pas l’envie de dicter aux autres comment vivre ou de produire des manifestes éthiques»

Devenir plus sage

Les êtres humains vivent environ 72 ans. Il est cependant plus que probable que cela ne soit pas l’âge requis à la personne moyenne pour devenir véritablement sage. Pour devenir sage, il faudrait nous pousser le plus possible à optimiser notre expérience humaine dans les contraintes de notre vie, même si, tout comme dans le cas du chevalier de la Foi, cela peut se produire dans les situations les plus banales. La sagesse requiert en premier lieu une humilité et une acceptation de son sort, selon Kierkegaard. Il y a eu, a, et aura toujours des individus qui nous ressemblent, qui pensent comme nous, qui ressentent les mêmes émotions que nous. Ainsi, peu importe ce qui nous arrive après la mort, les expériences qui ont rendu notre vie remarquable ne nous sont pas exclusives; elles continuent de répandre la richesse dans la vie des autres. Tout ce que nous ressentons sera ressenti par des milliers d’individus à venir. Il y a une unité entre êtres humains dans cette sagesse. Il s’agit donc d’accepter sa propre mauvaise foi et, ainsi, celle des autres; se pardonner ses erreurs et, ainsi, pardonner ces mêmes erreurs pour toute autre personne pouvant les commettre.

L’une des meilleures façons de devenir sage serait d’écouter les conseils des plus sages. Beaucoup d’adultes, après le décès de leurs parents, regrettent la façon dont ils les ont traités, surtout pendant leur jeunesse. La jeune personne devrait donc faire l’effort d’assurer un rapport jovial avec ses parents. Même si les jeunes peuvent parfois manquer d’humilité face aux enseignements de leurs ancêtres, ils devraient avoir confiance en la sagesse de leurs aîné·e·s et intégrer leurs leçons dans leur vie, même s’ils ne les comprennent pas encore. De la même façon que le chevalier de la Foi s’abandonne à Dieu dans l’histoire d’Abraham, nous devons nous-mêmes parfois nous abandonner à ce que nous ne comprenons pas et avoir foi en nos aîné·e·s. Cela car la sagesse, c’est enfin avoir l’humilité d’accepter son ignorance.

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Le délire de la biographie https://www.delitfrancais.com/2021/01/12/le-delire-de-la-biographie/ Tue, 12 Jan 2021 14:07:31 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=40360 Critique de la peur contemporaine de l'oubli.

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Des rides se dessinent autour de mes yeux, mes jambes peinent chaque jour davantage à me soutenir, ma voix commence à se briser et, alors que je sens mon dernier souffle approcher, je ne pense plus qu’à une chose: comment puis-je vaincre la mort et être immortel? Je ne peux accepter le caractère éphémère de la vie, je ne peux accepter l’oubli, car la vraie mort, c’est être oublié. Dans une ultime tentative d’immortalité, ma main tremblante, qui tente de suivre mon esprit usé, se saisit d’une plume. Je trempe cette plume dans une flaque d’encre noire et imprègne dans le bois d’une feuille blanche les mots qui me viennent à l’esprit. Cette plume, je l’espère, sauvera à l’éternité le témoignage d’une vie que la seule mémoire ne saurait pas sauver.

L’historien Pierre Nora l’avait décrit il y a quarante ans, notre société occidentale vit dans un désir obsessif d’immortaliser l’existence. L’oubli nous hante profondément et notre réponse à cette peur est l’artificialisation de la mémoire par le moyen de l’écriture. Nous avons l’impression que les personnes seules ne peuvent pas assurer notre immortalité, et nous cherchons donc à laisser une trace artificielle de nous sur le livre de l’Histoire. Peu de choses sont aussi représentatives de notre société contemporaine, selon Nora, que l’entreposage de notre existence dans des biographies, des archives et des banques de données. Mais cette attitude face à l’oubli est absurde.

Aux racines de l’écrit

Le premier mot de la littérature occidentale est «colère» (menin, en grec). Ainsi commence la fameuse Iliade d’Homère, dont la date d’origine est inconnue. Ce mot me paraît très approprié, étant donné que la naissance du récit écrit en a contrarié plus d’un. L’un des premiers sceptiques du texte écrit était Socrate, qui n’a d’ailleurs écrit aucun livre. Dans l’un des dialogues socratiques, Platon (l’élève de Socrate) relate une discussion entre son maître et Phèdre près des murailles d’Athènes. «Vous croiriez, à les entendre, qu’ils sont bien savants», expliquait Socrate à propos des livres, «mais questionnez-les sur quelqu’une des choses qu’ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse». L’écrit ne peut pas se défendre sans que «son père vienne à son secours» car il ne comprend pas véritablement ce qu’il dit. L’écrit ne peut ni s’expliciter, ni répondre aux questions. Pour cette raison, Socrate craignait que les livres n’empêchent l’effort de la vraie réflexion, soit de la construction flexible et progressive d’idées.

«Notre société occidentale vit dans un désir obsessif d’immortaliser l’existence»

Malgré les résistances initiales, l’essor de la parole écrite s’est avéré inévitable en Occident. Il n’a fallu qu’un siècle après la mort de Socrate pour que Ptolémée, successeur d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine, ordonne la construction de la bibliothèque d’Alexandrie. Son ambition, inégalée dans l’histoire de l’humanité, était de réunir tous les livres du monde sous le même toit. L’esprit de la bibliothèque rappelle les ambitions d’Alexandre. Des sociétés qui se connaissent ne sont pas des sociétés qui se battent, croyait le roi macédonien, dont le projet était avant tout de bâtir la paix de façon durable. Mais bien plus que d’un universalisme politique, je pense que ce projet témoigne en fait de la peur intense qu’éprouvaient Alexandre et ses successeurs vis-à-vis l’oubli.

La bibliothèque d’Alexandrie fut détruite au fil de la succession de dynasties qui considérèrent son contenu comme offensant, voire dangereux. Contrairement aux livres de la bibliothèque, cependant, la peur de l’oubli qui l’engendra n’a pas disparu. Depuis le vingtième siècle, explique Nora, cette peur de l’oubli ne fait qu’accroître. Selon lui, cette tendance se manifeste de trois manières: la mémoire-archive, la mémoire-devoir et la mémoire-distance.

Par mémoire-archive, Nora fait allusion au fait que nous vénérons aujourd’hui l’archive, la «trace», avec une «estime superstitieuse», comme si ce géant «dossier de documents infinis allait être appelé à fournir quelque preuve à qui sait quel tribunal de l’histoire». La mémoire-devoir, d’autre part, se réfère au fait que la mémoire n’est plus une pratique sociale implicite; elle est devenue une contrainte individuelle explicite, comme si chaque individu avait le devoir de connaître son arbre généalogique par cœur. Par mémoire-distance, finalement, Nora explique que nous voulons pousser notre mémoire aussi loin dans le passé que possible. D’une certaine façon, c’est ce que fait cet article en allant aux racines de la littérature occidentale.

Michel-Ange, plafond de la chapelle Sixtine

L’immortalité de la personne

Cette peur de l’oubli est-elle réellement justifiée? Pour répondre à cette question, il nous faut comprendre que cette angoisse de l’oubli est en fait de même nature que l’angoisse de la solitude. Pourquoi ressentons-nous de l’angoisse face à la solitude? Bien qu’elle n’implique aucun dommage physique, la douleur semble bien réelle – même les criminels les plus tenaces craquent après quelques jours de confinement solitaire. En isolement, c’est comme si notre existence même était en jeu. Selon Lisa Guenther, elle l’est véritablement. Pensons‑y: quel sens notre existence aurait-elle si nous étions totalement seuls sur Terre depuis le moment de notre naissance? Sans ancêtres, sans descendants, sans compagnons, que serions-nous de plus qu’une anomalie insignifiante de la nature? Peu importe ce que nous décidions de faire de cette existence solitaire, nous saurions bien que nos actions n’auraient aucune signification et que la mort nous condamnerait à l’oubli éternel, comme si nous n’avions jamais existé.

C’est exactement pour cette raison que nous avons besoin d’autrui pour exister. «Nous n’existons pas en tant qu’individus isolés», selon Guenther. Une existence humaine est témoignée ou elle n’est pas. C’est la trace de nous-mêmes que nous laissons dans les autres qui rend notre existence véritable. À chaque conversation, à chaque interaction, à chaque regard que nous croisons avec les autres, nous imprégnons une partie de nous-mêmes sur eux. Cette imprégnation confirme la véracité de notre existence. «Chaque fois que j’entends un son et que je vois quelqu’un regarder vers l’origine de ce son», explique Guenther, «je reçois une confirmation implicite que ce que j’ai entendu était quelque chose de réel, que ce n’était pas seulement mon imagination qui me jouait des tours». En intégrant leur interaction avec nous dans leur être, les autres deviennent ainsi une partie de nous. Et une fois qu’ils deviennent nous (même si ce n’est que partiellement), ils imprègnent à leur tour cette partie de nous dans quelqu’un d’autre. De cette façon, notre être est transmis à l’infini à travers l’humanité. La transmission implicite de la mémoire humaine assure l’immortalité de notre personne. Voilà une raison puissante de ne pas craindre la mort ni l’oubli, puisque nous vivons dans la mémoire d’autrui à jamais.

«Nous n’existons pas en tant qu’individus isolés»

Lisa Guenther

L’angoisse de l’oubli et l’angoisse de la solitude ont donc la même nature. Toutes deux représentent la peur de ne pas exister, la peur la plus profonde qui soit. Toutes deux émanent d’un instinct social inné que nous avons en tant qu’humains. Mais en société, toutes deux ne sont pas justifiées. En société, nous ne disparaissons jamais puisque nous sommes témoignés, et nos témoins sont témoignés à leur tour. Une fois que nous comprenons cela, nous n’avons plus de raison de craindre l’oubli, plus de raison non plus de nous obséder à archiver notre vie, puisque celle-ci est archivée implicitement de toute façon. En somme, l’obsession moderne avec la biographie est infondée. Nous n’avons pas besoin de l’écrit pour être immortels.

Erratum: Dans la version initiale de cet article, il était écrit qu’Alexandre le Grand avait «ordonné» la construction de la bibliothèque. Or, dans les faits, c’est son successeur Ptolémée qui l’a ordonné en 288 a. C. Alexandre est décédé en 323 a. C. – 12 janvier 2021.

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Songes et poésie https://www.delitfrancais.com/2020/12/01/songes-et-poesie/ Tue, 01 Dec 2020 15:10:27 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=40001 Réflexions bachelardiennes sur l’imagination.

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Gaston Bachelard avait cette formulation qui, je dois bien l’avouer, m’avait semblé marquante en la description fort audacieuse qu’elle donnait de Victor Hugo et de Honoré de Balzac: ils sont, disait Bachelard, des «botanistes des songes». Ils nourrissent notre imagination avec leurs mots, l’entretiennent. Quelles images sont si évocatrices qu’elles alimentent les poèmes, et encore, la vie poétique, de plusieurs? Le scientifique devenu philosophe – Bachelard enseigne d’abord la chimie et les mathématiques – a écrit à ce sujet une dizaine d’œuvres sur l’imagination poétique; au cœur de celles-ci se retrouvent les quatre éléments, mais aussi l’espace, le rêve, la rêverie, la poétique. Moi-même apprentie scientifique devenue apprentie philosophe, la lecture de Bachelard stimule mon être comme aucune autre. Le philosophe-poète – sa plume est définitivement influencée par ses nombreuses lectures – disait débuter chaque jour par la lecture de poètes, cela car c’était ce qui le réveillait le plus. Feu de cheminée le matin, lecture de poésie, travail sur l’imagination, écriture à la flamme d’une chandelle; Bachelard peut-être aura-t-il su vivre poétiquement dans ce monde.

«Rêveur des demeures»

Le philosophe à la voix chantante permet donc, entre autres, de mieux vivre au sein du monde et de ses éléments qui nous entourent. Apprendre à rêver et à rêvasser dans nos espaces connus et clos est une tâche qui n’apparaît que davantage cruciale en ces temps confinés. Bachelard nous informe d’ailleurs que l’«on a toujours à gagner à donner aux objets familiers l’amitié attentive qu’ils méritent». Cela n’est pas sans rappeler un des vers de Virgile dans Le souci de la terre (nouvelle traduction des Géorgiques): «Oh oui chanter les grands espaces mais en cultiver un petit.»

Bachelard avoue toutefois, n’étant pas poète, ne pas pouvoir habiter lui-même poétiquement l’espace, même le plus heureux des espaces. Il confiait en entretien en 1959: «Je ne vis pas dans l’infini, car dans l’infini, on n’est pas chez soi.» Et c’est donc dans le chez-soi que l’on peut d’abord apprendre cette manière de vivre.

«Logé partout, mais enfermé nulle part, telle est la devise du rêveur de demeures»

La poétique de l’espace

La rêverie, quant à elle, est centrale dans cet apprentissage. Je me permettrai d’apporter une précision sur la distinction bachelardienne entre les mots âme, ce «mot de souffle», et esprit: l’âme s’associe à une conscience – un état d’éveil – plus reposée, alors que l’esprit s’associe à une conscience plus intentionnalisée. L’âme est puissance première, elle inaugure la forme poétique, vient l’habiter. Bachelard nomme d’ailleurs la poésie une «phénoménologie de l’âme». Cette distinction permet de poser les bases pour une réflexion de la rêverie poétique. Je ne peux expliquer plus clairement que Bachelard lui-même ce qui distingue la rêverie poétique du rêve: «Mais quand il s’agit d’une rêverie poétique, d’une rêverie qui jouit non seulement d’elle-même, mais qui prépare pour d’autres âmes des jouissances poétiques, on sait bien qu’on n’est plus sur la pente des somnolences. L’esprit peut connaître une détente, mais dans la rêverie poétique, l’âme veille, sans tension, reposée et active.»

«La flamme est un monde pour l’homme seul»

Si Bachelard a voulu traiter des quatre éléments du point de vue de l’imagination, celui auquel je m’associerai toujours le plus est le feu. Il fut ma plus grande peur dans mon enfance, peuplant mes cauchemars incendiaires, et ma plus grande fascination de jeune adulte; je me suis fait tatouer son symbole sur le corps. La psychanalyse du feu est d’ailleurs ma première lecture bachelardienne. Le philosophe y écrit dans l’introduction: «Il ne faut qu’un soir d’hiver, que le vent autour de la maison, qu’un feu clair, pour qu’une âme douloureuse dise à la fois ses souvenirs et ses peines.» Le feu naît, grandit, s’épuise, et meurt; il est l’image poétique de la vie humaine. Peut-être est-ce en fait ce qui nourrit autant les rêveries devant les feux de cheminée.

«Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. […] Il est douceur et torture»

La psychanalyse du feu

Si cette réalité semble bien loin de la nôtre, il fut un temps où le travail après le coucher du soleil devait être accompli à la lumière ondulante d’une chandelle. Bachelard aura vécu une transformation importante de l’histoire humaine en raison de l’avènement de l’électricité; ayant une habitude de travail à la chandelle, le philosophe avait pu remarquer, par comparaison, l’impact de cette flamme sur l’imagination et la rêverie: cette flamme est créatrice. Le bulbe de lumière au plafond, pas tout autant. Ainsi le penseur disait-il que «tout rêveur de flamme est un poète en puissance».

Le clair-obscur d’une chandelle est en fait l’ouverture d’un monde onirique propre à lui-même; là se trouve en sécurité l’être. Les rêveries de la verticalité de la flamme, comme tendue vers un rêve, sont créatrices de poésie. C’est le temps même qui se met à vaciller; c’est l’âme même qui se met à composer. Les coins sombres en nous peut-être ne tolèrent-ils que cette lumière vacillante pour se laisser révéler. C’est dans cette intimité que chacun retrouve sa solitude.

«Penser le monde avec de la poésie»

Il arrive qu’une image poétique s’imprime en nous puis en délaisse la source. Certains livres lus à l’adolescence, ou pendant l’enfance, peuvent ainsi nourrir notre imagination de manière cachée. Il me vient en tête des impressions de lectures, des états passés, que je n’arrive pas à renouer à leurs origines. Je suis ainsi habitée d’images poétiques non retraçables. Je suis en quelque sorte ces images, cette poésie. «C’est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit», nous dit Bachelard. C’est grâce à elle que nous pouvons produire psychiquement; «nous sommes créés par notre rêverie». Entre la réalité et la rêverie, jamais la réalité ne triomphera.

«Mais l’image a touché les profondeurs avant d’émouvoir la surface»

La flamme d’une chandelle

L’imagination et la poétique me font revenir à ce que je considère comme l’équivalent matériel de la poésie: la peinture. Il y a en la contemplation d’un tableau quelque chose d’authentiquement poétique: c’est une expérience qui invite à la rêverie et au repos imposé afin de construire notre solitude. C’est dans ce partage intime de l’œuvre au rêveur que se construit quelque chose en lui; cela n’est pas l’affaire des autres. Si le poète est «ce peintre par les mots» et la poésie est remplie des «images-phrases qui peignent», dans les mots de Bachelard, la peinture est un «univers onirique d’essences charnelles», dans les mots de Maurice Merleau-Ponty. Les deux formes d’expression donnent à méditer.

En dépit de ce parallèle, Bachelard restera focalisé sur la poésie comme expression fondamentale de la rêverie. Il affirme: «Mais les mots nous dominent plus que nous ne pensons.» Que distingue le poème de la peinture? En lisant un poème, je le fais mien. L’acte de prendre les mots et de les faire miens dans mon être parlant triomphe. «Le poète parle au seuil de l’être»; mon être prend ces mots et les imprime en ma chair. Qui plus est, chaque nouvelle lecture produira une impression différente en mon âme; les vers de Paul-Jean Toulet ne me laissent pas le même sentiment aujourd’hui qu’à ma lecture d’hier:

C’est à voix basse qu’on enchaîne

Sous la cendre d’hiver

Ce cœur, pareil au feu couvert, 

Qui se consume et chante

Porter un poème en soi est peut-être l’expérience poétique la plus retentissante. Entendre un poème diffère de le parler, de le faire sien. C’est dans cette appropriation poétique que je vis la poésie, à même mon rapport au monde.

Ce qui ressort finalement des diverses explorations bachelardiennes, c’est la position centrale du mouvement. Que l’on parle d’une eau coulante de rivière, d’une mer en furie, d’une terre que l’on écrase entre ses doigts, des brises légères ou de vents violents, des flammes ondulantes, le mouvement marque l’imagination. Même les eaux dormantes et stagnantes n’affectent l’âme que par le manque de mouvement; cela peut être d’une terrifiante idée que de se demander le pouvoir et la force de cette eau qui pourtant a l’air inoffensive. Comme quoi l’image poétique encore une fois se révèle plus puissante que la réalité.

Si ces réflexions poétiques sont brèves, elles ne tentent que d’être à la hauteur des âmes débordant d’imagination, où métaphores et songes cohabitent. Dans l’indicible présence onirique fleurit le poème.

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Ce que l’on cherche chez l’autre https://www.delitfrancais.com/2020/11/10/ce-que-lon-cherche-chez-lautre/ Tue, 10 Nov 2020 14:05:15 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=39178 Réflexions sur l’altérité, la nuance et la certitude.

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«À saisir l’essence de ce [que notre espèce] fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société; dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat»

Lévi-Strauss, Tristes Tropiques

Ainsi se clôt le périple d’un Lévi-Strauss dans ses Tristes Tropiques, lui ethnographe qui chercha, parmi les racines et sous la brousse, dans des paroles aux morales surannées, murmurées par des peuples qui l’étaient encore plus, la plus humaine des façons de vivre.

Pour toute esquisse de conclusion, on se devrait de regarder le monde à l’entour et y revenir pour le trouver à chaque fois plus personnel qu’autrefois, presque ami. On dira que ce monde s’enquiert de nous-mêmes, qu’il répond à la requête de nous seuls, mais c’est en vérité qu’il a toujours répondu et seulement là prêtons-nous l’oreille. Nous écoutons comme nous l’entendons, comme nous voulons bien l’entendre, soit dans les seules paroles que les hommes entendent véritablement: ce qu’ailleurs il se dit de soi. Voilà comment le «connais-toi toi-même» s’est toujours permis de tout connaître.

Si nous pouvons, et à vrai dire désirons, voir en chaque chose un peu d’humanité et une certaine facette de nous-même, c’est que ce monde en vient aussi à se trouver en nous d’une manière ou d’une autre. Comprendre les choses revient à les saisir dans leur rapport de similarité à nous-mêmes, et donc saisir un certain reflet de nous-mêmes. D’où qu’en les comprenant on trouve réconfort et amitié, car ces choses deviennent alors un peu nôtres, un peu moins étrangères.

«On ne peut comprendre l’altérité; ceux-là qui se disent en connaissance de ce qui leur est étranger ne font en fait que réfléchir à différentes nuances logeant en eux-mêmes»

Si l’on était à l’origine venu pour se mesurer, se palper dans nos aspérités, voir ce que l’altérité avait que nous n’avions point, et par cela se délimiter soi-même par les bornes qui délimitent l’autre, alors parfois arrive-t-il que l’on échoue. On ne ressort alors de ces rencontres face à l’altérité qu’avec une compréhension plus poussée de celle-ci – ce qui revient à sa dénaturation, car ainsi est-elle maintenant mieux comprise et nous appartient un peu plus. On ne peut comprendre l’altérité; ceux-là qui se disent en connaissance de ce qui leur est étranger ne font en fait que réfléchir à différentes nuances logeant en eux-mêmes. La réelle altérité est inconnue, incomprise et effrayante.

La pensée féconde

Il y a cet être qui veut tout comprendre pour mieux aimer ce qui l’entoure, moins en avoir peur, et qui donc devient toujours en lui davantage pluriel, se clamant lui-même d’une multiplicité qui était à l’origine celle du monde qui l’entourait – cet être qui en vient à adorer la nuance du monde et donc la sienne. Voilà la figure de l’enfant, naïf et sans paupière, qui d’un regard veut englober tout, pour ensuite changer ce regard pour un nouveau; l’enfant observe à chaque instant pour la première fois, celle qui au fond est peut-être la seule qui compte.

L’usage de la littérature s’est longtemps voulu prophète de cette totalité du regard, se faisant devoir de ne jamais tomber dans l’unilatéral et la vue unique et pour se faire, défendant une chose et son contraire, argumentant pour alors tout de suite se contredire. Il fallait exprimer la vie dans toute sa grandeur fractale et tout prendre sans compensation pour le choix ou la certitude. Seulement ainsi peut-on mettre les choses en relation, les faire dialoguer, et cela par la dialectique, cette méthode de raisonnement peut-être plus vieille encore que la pensée intérieure. Sans cette première, peut-être même cette dernière ne serait jamais apparue.

«Voilà la figure de l’enfant, naïf et sans paupière, qui d’un regard veut englober tout, pour ensuite changer ce regard pour un nouveau; l’enfant observe à chaque instant pour la première fois, celle qui au fond est peut-être la seule qui compte»

Il n’y a rien à penser d’un bloc monolithique, d’une certitude absolue: ce ne sont que des faits, éternels et uniques, alors que la nuance, elle, contradictoire sur mille petits points, est féconde à la pensée. Elle est féconde puisqu’elle permet, par la délimitation des choses, donc l’affrontement des choses, la rencontre. Cette rencontre aura toujours des airs de bataille – toutes rencontres commençant par «Pourquoi être autre et non soi?» –, et ainsi exige des choses en opposition qu’elles se démontrent, se pavanent vêtues de leurs particularités. Mais seulement par cela peut-on comprendre ce qui dans l’opposition reste pareil, et donc ce qui unit et maintient toutes ces contradictions en équilibre. Héraclite disait d’ailleurs de la guerre qu’elle était «la mère de toutes choses».

Le dogme collectif contre l’anomalie individuelle

L’homme dans sa grande paresse a toujours cherché à éviter cet épuisant va-et-vient dialectique, et cela par la «certitude», elle qui ne demande plus à être réfléchie, elle qui conclut en toute gratuité. Autrement, ce ne peut être rien de moins que la nausée sartrienne, cette façon de voir les choses en elles-mêmes, sans ancrage ni contexte. Cette nausée donne au narrateur de La Nausée des plus grands vertiges, une amplitude autant en dégueulasserie qu’en son glorieux panthéisme de la contingence.

L’esprit en quête de repos pense par systèmes, par idéologies; voyez qu’à l’extrémisme de la littérature, qui s’impose les tonalités sans jamais se vouloir couleur entière, s’oppose l’extrémisme de la doctrine. Le dogme est toujours collectif, jamais individuel, car pour répondre à une question (ce qui est le commencement de toutes doctrines), il faut d’abord faire abstraction de la spécificité et de tout ce qu’elle apporte en lots d’exceptions. Penser l’être humain revient donc à le penser dans sa généralité, abstrait, et par cela en construire un modèle étant par nécessité plus ou moins étranger à l’individu, lui toujours anomalie.

L’idéologie extrémisée ne veut non pas faire partie de l’individu, mais bien que l’individu fasse partie d’elle. Elle se doit de réduire ce qui serait autre et de voir en chaque personne du pareil au même, d’où les appellations du tovarisch bolchevique, soit «comrade»,et du Parteigenosse nazi, soit «party comrade» (le narrateur de la Nausée y ajoutait aussi bien cet «homme» de l’humanisme). C’est là une des grandes forces unificatrices des idéologies: retrouver partout le même partisan militant, qui idéalement est, par ses opinions, actions et passions, indifférenciable de celui d’à côté. L’autre n’est alors plus une singularité unique, mais plutôt un archétype connu d’avance, compris avant même la rencontre, d’où provient l’amour de celui qu’on ne connaît pas. L’idéologie, pour nous éviter de devoir penser ce qui de prime abord est étranger (et dont la compréhension permet l’amour), nous rend tous identiques à ce modèle auquel n’adhère au fond personne dans son entièreté. On en vient à aimer en l’autre le modèle et non la personne comme telle.

L’ordre de la certitude

La pensée unique reste pourtant, peut-être, la seule chose qui permette l’ordre, ce bien sur lequel sont fondées toutes sociétés, ce bien qui rend ce monde un peu moins chaotique, et ainsi un peu plus certain, qui est le propre de la sécurité — de pouvoir prévoir un tant soit peu. Une société se doit dans une certaine mesure d’être réductrice en l’idée qu’elle est construite sur un modèle d’humains identiques que l’on nomme citoyens (ou si divisée en classes, alors identiques aux autres membres de la classe), et préjuge des droits et responsabilités d’un individu sans connaissance de sa nature. C’est cela qui permet de justifier l’unité d’une société, et donc que ses lois soient appliquées de manière uniforme et constante, qui n’est rien de moins que l’ordre en soi. Une société qui voudrait ses lois personnalisées pour chacun, et non applicable à tous par la figure du «citoyen», ne finirait qu’en un amalgame de factions sans que rien ne les unissent si ce n’est la guerre faite à l’autre. On parle d’ailleurs bel et bien d’une impolitesse lorsque l’autre est trop autre, lorsque ses irrégularités de mœurs dépassent du cadre social, lorsque ses aspérités deviennent subversives au cadre que l’on s’en était fait. Il demeura toujours cet autre, si autre qu’alors incompréhensible, et donc effrayant.

«Et ne nous leurrons guère, en pensant que tout existe par la contradiction et la dialectique, que tout est multiple, flux et reflux changeant, qu’en détruisant les anciennes certitudes nous nous sommes libérés des facéties d’avant, car cela aussi est une sorte de certitude, c’est même le plus grand socle de certitude de notre époque»

Les plus belles cathédrales ont été construites par des peuples qui, s’ils ne se connaissaient pas, s’aimaient tout le moins en ce qu’ils voyaient chez l’autre ce «prochain» abstrait qui n’est au final personne. C’est même peut-être mieux de ne pas trop bien connaître ce «prochain», ces particularités risqueraient de dégouter l’idée divine que l’on s’en était fait, ce pourquoi Nietzsche disait d’aimer son «lointain». La certitude nécessite le mensonge, mais que de grandes choses peut-elle accomplir.

Et ne nous leurrons guère en pensant que tout existe par la contradiction et la dialectique, que tout est multiple, flux et reflux changeant, qu’en détruisant les anciennes certitudes nous nous sommes libérés des facéties d’avant, car cela aussi est une sorte de certitude, c’est même le plus grand socle de certitude de notre époque. Or ce socle ne peut jamais se nommer lui-même, étant sa propre contradiction; il aime mieux se faire croire que l’homme n’a pas de socle, qu’il n’a pas besoin de socle, qu’il est toujours multiple et changeant — mais voyez-vous la conviction de pierre et de granite qui professe ces douces nuances de l’homme?

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Enseigner la liberté https://www.delitfrancais.com/2020/11/10/enseigner-la-liberte/ Tue, 10 Nov 2020 13:58:08 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=39164 L'enfant n'a pas besoin de Jean Jaurès pour lui montrer le chemin de l'infini.

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Si la liberté se veut au goût du jour, ce goût est aujourd’hui amer. Il y a quelques semaines était assassiné en France un professeur d’histoire pour avoir enseigné la liberté à ses élèves. C’est au prix de sa vie que cet enseignement est à nouveau apparu sur la carte de l’actualité. Avec l’hommage rendu à son endroit dans toutes les écoles, c’est maintenant au tour de tous·tes les enseignant·e·s français·es d’enseigner cette liberté à leurs élèves. C’est à leur tour de faire en sorte que le goût de cette liberté ne soit pas aussi amer dans les bouches qu’elle ne l’est dans la leur. C’est à eux de s’assurer que «liberté» soit à nouveau un mot qui fond sur la langue et dessine un sourire sur les lèvres de qui le prononce.

Pour les accompagner dans cette tâche, le ministère de l’Éducation a envoyé des instructions à ces enseignant·e·s pour leur enseigner à faire leur travail, c’est-à-dire, pour leur enseigner à enseigner. Inculquer la liberté aux enfants, en effet, ce n’est pas un jeu d’enfants. D’après les instructions du ministère, il était demandé de lire la Lettre aux instituteurs et institutrices de Jean Jaurès (1888) à tous·tes les élèves ce lundi 2 novembre. Pourquoi lire cette lettre, supposément adressée à des professeur·e·s, à des enfants, cela nous échappe. Ce qui ne nous échappe pas, par contre, c’est que le jeune Jaurès lui-même n’est que dans l’enfance de sa carrière politique — il avait 29 ans —  lorsqu’il écrit cette lettre. Qui est-ce qui enseigne et qui est-ce qui apprend maintenant, l’enfant ou le maître?

Ce sont bien les enseignant·e·s qui doivent enseigner la liberté à leurs élèves, pas l’inverse — du moins, c’est ce que le courriel du ministère de l’Éducation indique. Mais attention, on ne parle pas ici de n’importe quelle liberté. À en croire l’État français, c’est la conception de Jean Jaurès qui devrait être enseignée. Selon ce dernier, l’enfant a besoin de connaître un «tableau d’ensemble», c’est à dire une «idée générale […] de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité» pour pouvoir proprement exercer sa fonction de citoyen·ne libre et français·e (les deux ne sont jamais séparables). En d’autres termes, seul un enfant savant et éduqué peut correctement exercer sa liberté et acquérir le «sentiment de l’infini». À en croire Jaurès, ce «sentiment de l’infini» ne serait limité qu’aux adultes.

L’enfance est l’irruption de l’avenir dans le présent de cette réalité saturée de passé qu’est le monde des adultes

Mais depuis quand l’enfant a‑t-il besoin d’apprendre la liberté? N’a-t-il donc jamais été libre avant l’établissement de l’école publique? La volonté d’enseigner la liberté à l’enfant découle en fait d’une perception fausse de ce que l’enfance représente vis-à-vis cette liberté. Comme l’écrit Hannah Arendt dans La crise de l’éducation (1958), le monde est justement «renouvelé par la natalité». L’enfance est l’irruption de l’avenir dans le présent de cette réalité saturée de passé qu’est le monde des adultes. L’enfance seule peut ouvrir la voie d’un nouvel avenir. L’enfance seule peut rendre l’existence collective humaine fondamentalement libre, selon Arendt.

En ce sens, il devient ridicule d’affirmer, comme l’a fait Jaurès, que l’enfant doit acquérir le sentiment de l’infini, cela car l’enfant, par définition, symbolise la réouverture de la porte de l’infini. «Là où les enfants jouent, un mystère est enfoui», a d’ailleurs dit Walter Benjamin. Une autre façon de le lire est: «Là où les enfants jouent, une possibilité est enfouie.» L’enfant appréhende le monde toujours comme ce qu’il peut être, alors que l’adulte l’appréhende comme ce qu’il ne doit surtout pas être. Voilà la véritable motivation derrière «l’enseignement» de la liberté. Il ne s’agissait jamais d’enseigner la liberté à l’enfant, mais bien de lui imposer la bonne liberté. Il ne s’agissait jamais d’introduire le sentiment de l’infini dans l’esprit de l’enfant, mais bien de retirer de ce sentiment ce qu’il peut avoir de menaçant pour le monde des adultes. En somme, plutôt que d’enseigner le goût de la liberté, les enseignant·e·s ont apparemment eu pour mission de rendre dégoûtantes certaines de ses possibilités.

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La liberté au-delà des chaînes totalitaires https://www.delitfrancais.com/2020/10/27/la-liberte-au-dela-des-chaines-totalitaires/ Tue, 27 Oct 2020 13:19:03 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=38596 Vioulac, Fromm et le totalitarisme.

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L’Occident est en crise. C’est du moins la thèse de Jean Vioulac dans La logique totalitaire, qui examine cette crise historique sous plusieurs angles, notamment à travers le prisme de l’analyse du capitalisme devenu «totalitaire». Malgré l’apparence contradictoire d’une telle thèse, le penseur français remonte à l’essence même du concept de «totalisation» afin de l’étudier dans une perspective philosophique décentrée de son sens commun. L’ère moderne, frappée par la globalisation, se conçoit en tant que totalité planétaire comme «un processus au long cours qui intègre tous les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace temps». Ainsi, malgré les frontières territoriales et la diversité des êtres et des États, tous·tes convergent vers un même principe: le Capital. Selon Vioulac, pour que le totalitarisme en soit réellement un, il doit y avoir une soumission de tous les individus à un pouvoir total, ce que le philosophe s’applique à démontrer par l’entremise des concepts de puissance et de liberté. Comment ne pas qualifier le Capital de puissance alors que celui-ci existe en tant que principe directeur qui guide toutes les actions individuelles et tous les aspects de l’existence? Certaines pensées s’avèrent tellement intériorisées que l’on peut en oublier la source, alors même qu’elles découlent d’une logique capitaliste. Nous n’avons qu’à songer à la fameuse phrase «le temps, c’est de l’argent» ou à ce sentiment de culpabilité résultant de la non-productivité. Calculer constamment comment réduire ses dépenses et opter pour des produits à moindre coût afin d’augmenter ses profits, n’est-ce pas inconsciemment des manières de traiter sa vie comme une entreprise capitaliste? L’argent est en ce sens une forme de coercition, tout comme l’est l’État. D’ailleurs, la nature paraît loin d’être épargnée par cette soumission totale au fétiche de l’argent lorsque l’on constate la gravité des changements climatiques et l’inaction politique commune. Ainsi, l’idée que l’État aliène les libertés lorsqu’il assujettit ses citoyen·ne·s à ses lois ne surprendra personne, mais le Capital en fait tout autant en promouvant au nom de la liberté «une doctrine de la soumission volontaire».

La main invisible

Ce faux-semblant de liberté propre au régime capitaliste semble néanmoins assumé par le père fondateur du libéralisme économique Adam Smith dans le développement de sa théorie de la «main invisible». La poursuite des intérêts individuels ou, dans une formulation plus concrète, la tendance de chacun et chacune à améliorer son sort, engendre l’organisation macroéconomique globale la plus efficace. Les individus à la recherche de leur propre gain sont ainsi conduits à leur insu par cette «main invisible» pour la grande satisfaction du système économique. 

Ainsi, l’idée que l’État aliène les libertés lorsqu’il assujettit ses citoyen·ne·s à ses lois ne surprendra personne, mais le Capital en fait tout autant en promouvant au nom de la liberté «une doctrine de la soumission volontaire»

Vioulac dénonce le caractère sournois du capitalisme et y voit une certaine manipulation des individus, leurs intérêts étant dictés par le marché. Le philosophe conclut: «Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu’il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l’humanité par son assujettissement à la puissance totale de l’abstraction.» L’abstraction dont il est ici question est celle de l’argent, cette création universelle qui n’a de sens uniquement parce que tout le monde consent bien à lui en donner. Également, pour ce qui a trait à la massification de l’humanité, le capitalisme en a effectivement le pouvoir; en formatant les besoins individuels par ceux du marché économique, il uniformise la population, voire atomise les individus en des sociétés humaines.

Massification et psychologie

Un autre penseur du dernier siècle s’est interrogé sur cette massification commune aux régimes autant totalitaires que démocratiques. Erich Fromm, sociologue et psychanalyste d’origine allemande, développe donc pour sa part une forme d’analyse comparative de ces régimes dans son essai Peur de la liberté. L’angle avec lequel il aborde ce sujet est beaucoup plus psychologique que Vioulac, mais les raisonnements des deux penseurs se rejoignent sur plusieurs points. Fromm débute sa thèse en insistant sur la profonde peur de l’isolement qui caractérise l’être humain depuis la fin du Moyen Âge. À cette époque, les individus étaient enchaînés à leur statut social. Ce rôle indiscutable et déterminé dès la naissance se concevait alors comme un ordre naturel duquel découlait un sentiment de sécurité et d’appartenance – contrairement aux sociétés modernes dans lesquelles le sort de chacun·e se trouve supposément entre ses mains. En fait, cette peur de la solitude hante l’être humain dès l’adolescence, à la rupture de ses liens primaires alors qu’il réalise devoir affronter le monde.  

Il faut préciser que, selon Fromm, seules les idéologies répondant à des besoins psychologiques ont le potentiel de devenir une force sociale puissante. C’est pour cette raison que les régimes dictatoriaux et les démocraties trouvent autant d’adeptes; ils permettent à l’être humain moderne d’abandonner sa liberté et d’éviter l’anxiété qui y est reliée en se soumettant à une autorité manifeste. Même si ce processus se fait plus subtilement dans les régimes démocratiques, le résultat demeure le même: l’individu, en grandissant, apprend à se transformer en un pion conforme de l’incommensurable machine économique, bref, en un automate qui n’a plus besoin d’assumer sa liberté. 

Il n’est pas question ici d’abattre sans nuance la démocratie ou le capitalisme, mais de prendre conscience de la soumission cachée derrière cette façade de liberté proclamée, comparable à celle qui caractérise les régimes totalitaires du dernier siècle

Fromm dénonce aussi cette croyance qu’en libérant l’individu de toute contrainte extérieure, les démocraties modernes aient atteint le paroxysme de l’individualisme. Et bien que dans ces sociétés si fièrement libres, tous et toutes possèdent le droit de s’exprimer impunément, ce privilège n’a en fait de sens que dans la mesure où les pensées de chacun·e proviennent réellement de soi-même. Ceci semble difficilement concevable puisque, dès l’enfance, des émotions ou des réactions plus sincères et spontanées sont remplacées par des versions toutes faites par le mécanisme de l’éducation. L’authenticité peine à subsister: «La crise culturelle et politique actuelle n’est pas le résultat de trop d’individualisme, mais plutôt que ce que nous croyons être de l’individualisme est devenue une coquille vide», indique Fromm. Ainsi, de l’inévitable désarmement de l’être humain moderne face aux forces économiques, il ne peut se concevoir autrement qu’en tant qu’esclave de cette toute-puissante machine. Cette conception de l’individu à l’ère capitaliste adhère certainement à la pensée de Vioulac, lui qui décrit également les êtres humains comme les serviteurs et les esclaves du fonctionnement automatique du capitalisme. 

Il n’est pas question ici d’abattre sans nuance la démocratie ou le capitalisme, mais de prendre conscience de la soumission cachée derrière cette façade de liberté proclamée, comparable à celle qui caractérise les régimes totalitaires du dernier siècle. Il paraît toutefois moins contraignant de vivre dans un système capitaliste – plutôt que dictatorial – sur le point suivant: en ayant la volonté d’échapper à la servitude à laquelle un individu se retrouve aveuglément soumis, ce dernier peut enfin déconstruire ce système consumériste auquel sa vie est subordonnée. Bien qu’il demeure plutôt impraticable de vivre totalement en marge de la société, il subsiste une philosophie de vie minimaliste qui, en se satisfaisant de peu, tente de se défaire de ces chaînes. 

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Langage et inclusivité https://www.delitfrancais.com/2020/10/13/langage-et-inclusivite/ Tue, 13 Oct 2020 13:07:42 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=38196 Réflexions sur les présupposés et implications philosophiques de l’écriture inclusive.

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Dans la langue française, l’écriture inclusive soulève plusieurs questions dépassant le genre de réflexions auxquelles nous sommes tous et toutes habituées. D’un point de vue théorique (mais également pratique), l’enjeu pourrait se formuler en une lutte d’influence entre le langage et ses locuteurs et locutrices. Maîtrisons-nous la langue ou est-ce plutôt cette dernière qui nous détermine? Tant du point de vue philosophique que linguistique, la question n’est pas réglée, et n’est pas à l’abri de reprises politiques et idéologiques. 

Langage-instrument ou langage constitutif

Intuitivement, pourrait-on dire que le langage est un moyen d’expression et de communication? Répondre par l’affirmative se rapproche d’une position qui a été (et est encore) très répandue, notamment au sein de la tradition analytique anglo-saxonne. Pour résumer grossièrement, le langage oral ou écrit serait une forme de traduction d’un langage mental (le mentalese selon l’expression du philosophe Jerry Fodor), et sa fonction première serait de pouvoir exprimer des pensées (le plus souvent) à des fins de communication – cette position rejoint celle de Chomsky et de ses héritiers comme Steven Pinker. Si les particularités des langues sont déterminées par des conventions (le fameux «arbitraire du signe» de Ferdinand de Saussure), la possibilité de traduire des pensées en langage serait une capacité proprement humaine, et possiblement même le fait d’un «organe» cérébral spécialisé. Selon cette position, de manière comparable au fait que l’être humain a le contrôle moteur de ses membres, celui-ci détiendrait également un certain contrôle du langage à l’aide de la pensée, pour autant qu’on ne comprendrait le langage que comme un instrument servant un besoin de communication. Si cette vision reste populaire au sein de l’academia anglo-saxonne, il n’en demeure pas moins que des écueils ternissent sa validité, notamment des difficultés rencontrées dans l’identification de ce fameux «organe cérébral», c’est-à-dire l’identification des zones du cerveau suffisantes et nécessaires au langage, ou encore des difficultés théoriques entourant l’évolution naturelle du langage. 

Le langage est également l’objet d’écoles voyant d’un autre œil l’équilibre entre les langues et la pensée. Le pragmatisme, par exemple, met l’accent sur l’usage du langage ainsi que ses effets performatifs. Parler, ce serait agir sur le monde. L’énactivisme, quant à lui, s’il défend une position voisine, s’articule plutôt sur l’idée selon laquelle le monde et l’individu se co-déterminent dans une relation réciproque; l’individu ne se représente pas un monde «objectif», mais plutôt le modifie constamment, ce qui à son tour modifie l’individu en question, qui remodifie le monde et vice-versa. Cette vision s’appliquerait possiblement au langage. Par exemple, Charles Taylor, qui n’est pas un énactiviste, mais qui prône l’idée d’un langage constitutif philosophiquement similaire, affirme que, si les relations de domination existent dans la nature, la différence sémantique introduite par exemple par le langage entre «chef», «roi», «dictateur», «leader» crée des distinctions n’existant pas dans la nature. Ces distinctions supposent des modes de domination différents, ce qui influencera différemment les sujets de ces dominations, et qui modifiera ensuite le rôle que joueront les sujets de ces dominations sur le monde et ainsi de suite. En bref, pour cette position, l’être humain n’aurait pas un contrôle rationnel sur le langage, mais serait plutôt, du moins en partie, déterminé par celui-ci. Le parangon de cette position se retrouve dans l’hypothèse Sapir-Whorf, à l’extrême du déterminisme linguistique. Bien que la thèse forte de Sapir-Whorf n’ait pas été mesurée en laboratoire et ait reçu un certain discrédit dans la deuxième moitié du 20e siècle, les approches énactivistes et pragmatistes semblent lui redonner un certain intérêt. 

Même si le débat est loin d’être réglé tant dans les cercles scientifiques que philosophiques, permettons-nous de réquisitionner ces ressources théoriques afin d’éclairer les implications et présupposés de l’écriture inclusive. 

Ainsi, lorsque l’on parle d’écriture inclusive, il convient de se questionner sur le type de genre que nous voulons rendre «inclusif», et pourquoi nous cherchons à le faire

Un peu de linguistique 

S’il est pertinent de réfléchir en termes généraux, il l’est tout autant de se pencher sur les détails et particularités d’une langue donnée – ici, le français.

Il convient tout d’abord de mentionner que le français, comme certaines langues et contrairement à d’autres, possède des genres (le masculin et le féminin, là où d’autres langues possèdent également le genre neutre, comme les déterminants «it» en anglais ou «das» en allemand). Cette différentiation se décline de deux façons. D’une part, le genre dit grammatical définit le genre des objets et concepts inanimés ainsi que leur usage et accord dans la syntaxe; par exemple, la table ou le parlement. C’est le genre dont l’attribution peut sembler arbitraire à certains égards – même si des linguistes soulignent une certaine systématicité dans la détermination du genre grammatical. D’autre part, le genre lexical est un genre attribué aux objets animés et dont le genre est une caractéristique sémantique de l’objet. Par exemple, le mot «fille» désigne une «jeune personne de genre féminin». Dans la pratique, le genre lexical s’applique presque exclusivement aux expressions référant à des personnes. 

En français, le genre grammatical est toujours aligné sur le genre lexical: par exemple, si l’on dit «la fille canadienne», le déterminant «la» ainsi que l’adjectif «canadienne» ne sont pas intrinsèquement féminins: ils ne le sont que par besoin d’accord avec le mot «fille» qui possède le genre grammatical féminin (parce que son genre lexical est féminin). De même, il serait saugrenu de dire que dans l’expression «la diplomatie canadienne», le déterminant et l’adjectif soient intrinsèquement féminins seulement parce que «diplomatie» est grammaticalement féminin.

Toutefois, ce n’est étonnamment pas le cas dans toutes les langues. Par exemple, en allemand, le mot «fille» se dit «Mädchen» et est de genre grammatical neutre, même si son genre lexical est féminin. En français, le genre «neutre» est formellement identique au masculin. Cette situation est attribuée par certains chercheurs et chercheuses à un masculinisme planifié datant du 17e siècle, notamment à une citation célèbre de l’abbé Bonhours en 1667: «Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte.» Cette citation vient des Remarques sur la langue française, sous l’entrée «Personne». Pour la petite histoire, la discussion entourant la fameuse citation tenait sur l’usage du mot «personne» plutôt que sur le genre en français. C’est ainsi que tout de suite après, ce même abbé mentionne qu’il ne voit pas de problème à ce que le mot «personne» soit utilisé au féminin: «Je ne vois donc pas pourquoi M. de Vaugelas dit absolument qu’ils est plus élégant qu’elles.» La première citation a été mentionnée par la Commission portant sur la rédaction épicène des contenus provenant de la Ville de Montréal. Il est à se demander si la citation n’a pas été sortie de son contexte dans un but idéologique. 

Écriture inclusive

Toutes ces questions philosophiques et linguistiques peuvent nous éclairer sur la question de l’écriture inclusive ainsi que sur sa pertinence. Ainsi, lorsque l’on parle d’écriture inclusive, il convient de se questionner sur le type de genre que nous voulons rendre «inclusif», et pourquoi nous cherchons à le faire. Si l’on mentionne la féminisation des titres, on a affaire à quelque chose relevant du genre lexical, et la raison se veut être une meilleure représentation de la situation signifiée par ces titres: le fait que ces postes soient occupés par des femmes. Il s’agit donc ici de modifier le langage en suivant la pensée, dans un mouvement rationnel où l’être humain contrôle la langue, comme présenté plus haut. La logique semble similaire dans le cas des doublets et doublets abrégés (par exemple, «les étudiant·e·s»): on modifie le genre lexical du mot dans l’optique de refléter le réel, dans un souci de représentation de tous et de toutes. La signification des mots est modifiée par le genre, et c’est l’être humain qui serait aux commandes de cet engineering sémantique. 

D’autres vont encore plus loin en proposant de modifier également le genre grammatical, lui aussi tenu comme responsable d’un sexisme et d’un androcentrisme toléré. Ainsi, nombreuxses sont ceuses qui veulent inventer de nouveaulles formes «neutres» pour remplacer le masculin-neutre. 

Le débat [n’étant] pas clos quant à l’influence mutuelle qu’ont la pensée et le langage […], il n’est pas garanti que répandre l’écriture inclusive ait un quelconque effet sur les rapports entre les hommes et les femmes dans la société

D’aucuns pourraient argumenter que l’écriture inclusive répond non seulement à un enjeu de représentation, mais également de performativité. En effet, en reprenant les thèses pragmatistes étalées plus haut, pourquoi ne pas prétendre que féminiser le langage rend la société réellement plus féministe dans un mouvement réciproque d’influence entre le langage, l’individu et son environnement? Par exemple, selon cette position, on pourrait dire que «Madame la Mairesse» supposerait que ce rôle de magistrat est ouvert tant aux femmes qu’aux hommes, tandis que dire «Madame le Maire» supposerait qu’une femme à ce poste masculin est un accident contingent. 

Si l’argument peut se tenir en ce qui concerne les questions de genre lexical puisque c’est la sémantique du mot qui est concernée (en supposant que l’effet de rétroaction du langage sur les actions existe réellement, ce qui est encore débattu), l’argument semble moins solide pour les modifications de genre grammatical. En effet, si on dit «les étudiantes assidues», il serait surprenant d’affirmer que «assidues» réfère réellement à la «féminité» – d’autant qu’il serait faux d’affirmer que le travail réfère à la «masculinité». Par ailleurs, la proposition de l’utilisation de l’écriture épicène («le corps étudiant» plutôt que «les étudiants») semble aller en ce sens, c’est-à-dire que le genre grammatical des mots ne référant pas à des personnes ne semble pas poser problème. Quant à la question du fameux «le masculin l’emporte», il semble que les ressources présentées ici suggéreraient qu’une règle comme celle de l’accord de proximité («les étudiants et étudiantes assidues» plutôt que «les étudiants et étudiantes assidus») permettrait de respecter la logique du genre grammatical sans affecter négativement le genre lexical des mots concernés. 

Toutefois, comme mentionné précédemment, le débat n’est pas clos quant à l’influence mutuelle qu’ont la pensée et le langage. Ainsi, il n’est pas garanti que répandre l’écriture inclusive ait un quelconque effet sur les rapports entre les hommes et les femmes dans la société. Notons ici l’exemple éloquent du hongrois, langue qui ne possède que le genre grammatical neutre et possède des mots différents pour les genres lexicaux (par exemple, szerzetes pour moine et apáca pour religieuse). Toutefois, la société hongroise est marquée par de fortes inégalités entre les hommes et les femmes. Pour prendre un exemple plus proche de nous, il serait un peu audacieux d’affirmer que le Québec serait plus inégalitaire que ses voisins canadien et états-unien à cause de la présence d’un genre grammatical en français. Cela étant dit, l’écriture inclusive permet d’apporter une meilleure représentation de la situation signifiée, comme dans la féminisation des titres (en présupposant qu’une meilleure représentation des situations signifiées est souhaitable pour la société et ses membres).   

Conclusion 

Ce texte ne se veut pas un plaidoyer militant pour ou contre l’écriture inclusive – d’autant plus que cette expression a plusieurs sens qui ont des implications différentes. Ainsi, si certains passages peuvent avoir l’air de propositions concrètes ou d’opinion politique, tel n’est pas l’objectif du texte, visant simplement à clarifier ce que l’on entend par «écriture inclusive», en plus de présenter les conclusions des réflexions philosophiques entourant le langage ainsi que la relation que l’être humain entretient avec celui-ci.

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Soliloque autour du genre https://www.delitfrancais.com/2020/10/06/soliloque-autour-du-genre/ Tue, 06 Oct 2020 13:57:26 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=37864 Dialogue interne.

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Du jour au lendemain, la question identitaire peut nous hanter et nous faire perdre tous nos repères. Depuis le début de la pandémie, bon nombre de gens ont été laissés seuls avec eux-mêmes et, de ce fait, ont pu être plongés dans une remise en question personnelle. Ce questionnement est un tir à la corde entre deux parties de moi-même: d’un côté, je réfléchis à bon nombre d’enjeux et tente de trouver des solutions et, d’un autre côté, mes sentiments me poussent vers d’autres idées. Pour représenter ce dialogue interne de façon plus exacte, j’ai opté pour sa retranscription.

Je me demande: Qu’est-ce qu’être en tant qu’homme?

Je réponds: Pléonasme.

Je pense: On peut probablement élaborer là-dessus.

Je réponds: Donner une réponse directe à cette question exige d’admettre l’existence d’une spécificité masculine en dehors de la norme. Cette dernière a toujours été cet homme imaginaire qui est à la fois parfaitement humain et parfaitement naturel. La philosophie de «l’être» n’a toujours été qu’une philosophie de l’expérience masculine. La question plus intéressante est la suivante: qu’est-ce que cela veut dire d’être un homme plutôt que de ne pas l’être?

Le masculin, c’est la norme, le neutre, ce qui échappe au concept de genre. Pour le dire autrement, être un homme, c’est être. Mais, être un homme, en tant que tel, c’est impossible: cela demande d’atteindre une masculinité pure (être «macho») en présence des autres homme et une absence de masculinité pure (être sensible) en l’absence de ces autres hommes; le tout, sans jamais se poser la question ou réaliser la différence. Car, du moment où la question est posée (par soi, par autrui), il faut immédiatement y répondre, sans quoi l’on cesse d’exister – plongés dans un cercle vicieux devant la déconstruction, voire la destruction, de l’étiquette qui structurait notre existence. Pour éviter cette réflexion, le premier ressort est de se conforter en affirmant que la décision d’être un homme ou de ne pas l’être était la nôtre. Ce qui découle de ce mécanisme de défense, c’est la masculinité toxique – le culte de la virilité, du sexisme, du masculinisme, etc. Tous ces comportements sont associés à l’adhérence au genre qu’on nous impose. Plusieurs hommes ne les remettent jamais en cause parce que leurs actions paraissent «naturelles»: boys will be boys («les garçons seront toujours des garçons», ndlr).

Le genre n’est pas seulement déterminé par le nom que l’on nous impose ou ce que l’on a entre les jambes à la naissance, même que la plupart des gens ne verront jamais ce qui s’y trouve; il faut néanmoins s’y conformer pour rester digne d’exister. Cette conformité sociale est multiple: apparence, intérêts, orientation sexuelle, comportements, états d’âme, prénom, pronoms, etc. Par exemple, un garçon qui aime les poupées est dès lors perçu comme une fillette.

L’homme véritable pisse debout, mange de la viande à chaque repas, n’a d’attraction que pour les femmes – qu’il dénigre en restant galant –, a de gros biceps, porte un complet veston-cravate, aime les voitures, les cigares et le whiskey, est avide de pouvoir et ne pleure jamais. Mais qu’ils atteignent cet «idéal» ou non, plusieurs hommes seront tout aussi toxiques. Je pense aux parents qui refusent à leur garçon de faire de la danse, du théâtre, de la gymnastique ou simplement de jouer avec des poupées. Je pense aussi aux parents qui refusent à leur fille de faire des activités traditionnellement masculines. De tels gestes perpétuent et alimentent la masculinité toxique et le patriarcat, et ce peu importe le genre de la personne qui les commet.

Je pense: Je ne corresponds pas à ce stéréotype, est-ce que ces hommes «véritables» existent vraiment?

Je réponds: S’ils existent, ils ne sont certainement pas «parmi nous», ils nous regardent de haut comme les gardiens de la vérité qu’ils croient incarner. De plus, la question de l’unité au sein d’un genre fait défaut: Judith Butler, dans Trouble dans le genre, écrivait que «la construction des “hommes” [ne porte pas] exclusivement sur des corps masculins» et vice-versa. On ne peut pas déduire le genre à partir du sexe, tout comme on ne peut conclure ni à une unité, ni à une uniformité dans le groupe «hommes». Le genre est construit, pour Butler, à partir de notre comportement. La performativité quotidienne l’édifie et le réifie.

Je me demande: Qu’est-ce alors qu’une femme?

Je réponds: C’est un être duquel a été arrachée l’expérience de l’homme. Comme l’écrit si bien Martine Delvaux dans son livre Le boys club: « [Les] “femmes” [sont] cisgenres, trans ou refusant la binarité identitaire, c’est-à-dire des femmes au sens où […] elles ne sont pas des hommes.» En d’autres termes, les femmes sont celles qui sont invitées au party des gens populaires, mais seulement pour faire la cuisine ou tondre le gazon sans jamais avoir la chance de participer au party en tant que tel. Il faudrait alors concevoir la vie comme ce party: rien n’existe en dehors de celui-ci et seuls les hommes y participent réellement.

Je me demande: Qui décide? Qui impose ce genre?

Je réponds: Historiquement (il faut entendre: en ce qui a trait à l’histoire écrite par les hommes puissants occidentaux), c’était toujours, et c’est encore, les Autres. Ils sont les autres hommes, ceux qui décident entre eux du sort de chacun. Pour reprendre et adapter Montaigne: le genre se maintient en crédit, non parce qu’il est juste, mais parce qu’il est genre. C’est le fondement mystique de son autorité, il n’en a pas d’autre. C’est en somme, une «coutume [qui] a force de loi». Le fondement du genre est sans fondement: décider du genre d’un fœtus, c’est décider l’indécidable. L’autorité qui déclare, la parole aléthique du médecin, a force de loi au moment de sa décision. Dans ce jeu de présence et d’absence, une décision est prise: si l’autorité perçoit un pénis, on déclare l’acte de langage «c’est un garçon!», si l’autorité n’en perçoit pas, on déclare plutôt «c’est une fille!», conditionnant ainsi la réalité vécue du sujet auquel on confère le genre.

Je me demande: Qu’étions-nous avant qu’un genre ne nous soit assigné? Étions-nous tous des hommes?

Je réponds: La question est mal formulée. Il faudrait d’abord se demander si, véritablement, nous étions, avant que ce genre ne nous soit assigné. Nous avions un sexe, certes, mais la question du genre n’était pas posée. Le genre est d’abord assigné, assumé et anticipé à partir de l’échographie à la mi-grossesse avec une image imparfaite de l’organe reproducteur du fœtus. Une soi-disant confirmation est faite à la naissance: le sexe est ainsi coulé dans le béton, qu’il soit exact ou non.

Si, par «homme» il faut entendre le neutre, le libre, le puissant ou le «par défaut», alors je crois qu’il faut répondre à la seconde question par l’affirmative.

Pour répondre plus directement à la première: avant qu’un genre ne nous soit assigné, nous étions libres de ne pas choisir, de ne pas nous conformer; en somme, nous étions nous-mêmes et j’étais moi-même. Peut-être faut-il cesser d’éprouver un malaise vis-à-vis le retour à l’enfance que décrit Freud: l’on cherche simplement à recommencer sans ce genre imposé, à être un bambin qui arrive à la maison sans que celle-ci n’ait déjà été peinte en bleu ou en rose.

Je pense: La différence entre un homme et une femme est une distinction que l’on trace tous les jours.

Je réponds: D’une part, la distinction est inutile. Si cette trace ne sert qu’à savoir qui possède la faculté d’enfanter, alors il ne s’agit que de le constater, pas besoin d’établir ou de tracer une différence entre les personnes ayant cette faculté et les personnes ne l’ayant pas. Il faut abandonner cette binarité, ces deux termes, ainsi que tout le bagage qu’ils portent. Jusqu’à la 18e semaine de grossesse, il n’y a aucune différence entre le clitoris et le pénis. Il faut cesser de la tracer. Personne ne devrait connaître, ni chercher à connaître, mon sexe – qu’il ait été vu ou non. La présence ou l’absence de l’organe anticipé ne regarde personne.

Je pense: On doit se débarrasser du genre.

Je réponds: Pour ce faire, il faudrait se rendre justice à soi-même, par soi-même. Donc, il faudrait déconstruire le genre pour détruire les injustices qu’il apporte. La déconstruction, comme entendu par Derrida, ne se laisse pas définir par une relation d’identité, parce qu’elle conditionne la possibilité même du langage. Alors qu’on pourrait croire que, de la même façon, le genre est transcendantal, en tant qu’il serait condition de possibilité de l’expérience humaine, je soutiens qu’il est déconstructible.

On nous impose une identité où Je suis (censé être) x ou y, homme ou femme. Il s’en suit que l’on s’attend à ce que Je corresponde à ces étiquettes – c’est la vérité comme correspondance entre deux termes. En reconnaissant d’abord que la vérité est toujours conditionnée par l’époque de l’élocution du discours et en préférant une notion de vérité comme cohérence au sein d’un système de croyances duquel l’on n’échappe jamais – la vérité comme correspondance n’étant qu’un système de croyances – on réalise l’arbitraire du genre. Refuser ce dernier, c’est détruire la relation, donc la différence, entre l’identité personnelle et l’identité assumée, perçue ou attendue, et rétablir de ce fait la vérité comme cohérence – il est inutile de chercher la correspondance lorsqu’il n’y a qu’un terme dans l’équation: soi-même.

Je me demande: Qui suis-je?

Je ne peux pas répondre.

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L’inauthenticité de l’être https://www.delitfrancais.com/2020/09/29/linauthenticite-de-letre/ Tue, 29 Sep 2020 13:03:02 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=37553 Les théories conspirationnistes et le concept d’angoisse chez Heidegger.

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Après plus de six mois au cœur d’une pandémie qui a complètement transformé la vie des gens, l’on a pu voir la présence de l’angoisse et de la solitude augmenter alors que, du jour au lendemain, le Québec a été confiné. Inévitablement, les expert·e·s ont constaté une aggravation importante des problèmes de santé mentale. Le choc initial et la confusion vécus à l’aube du confinement précipité s’étant calmés, les Québécois·es ont maintenant trouvé une nouvelle façon d’aborder la vie quotidienne. Cela, évidemment, accompagné par de nouvelles réglementations gouvernementales visant à réduire la propagation du virus et à minimiser ses effets néfastes.

Pourtant, des sentiments d’angoisse, d’égarement, de confusion et de solitude subsistent. Non seulement y a‑t-il généralement une seule pandémie mondiale par décennie, mais celle que nous vivons est la première à se produire à l’ère numérique. Nous sommes constamment bombardé·e·s d’un flot d’information continu et ce mouvement sans précédent laisse place à nombre de faussetés. Il est indéniable qu’au sein de ces faussetés, nous avons pu voir depuis le début de la pandémie une augmentation considérable des théories du complot. Samedi le 12 septembre dernier, des milliers de Québécois·es se sont réuni·e·s à Montréal afin de manifester contre la réglementation sur le port obligatoire du masque. Les résultats d’un sondage publiés par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) indiquent qu’un peu plus du tiers de notre population croient que le gouvernement provincial cache des informations importantes sur le virus, et le quart croient que le virus a été fabriqué dans un laboratoire.

Cette augmentation de croyances aux théories conspirationnistes peut s’expliquer d’un point de vue psychologique. Néanmoins, les raisons données par les expert·e·s sur le sujet, qui tentent de démystifier pourquoi certaines personnes peuvent croire à des explications alternatives pour des événements de grande envergure, peuvent elles-mêmes avoir des racines philosophiques. Selon la revue Scientific American, des études ont démontré que les gens sont plus enclins à la conspiration lorsqu’ils se sentent angoissés et privés de leurs droits. Ces théories du complet procurent à leurs croyant·e·s un sentiment de confort, car elles leur permettent d’expliquer de manière contrôlée des événements tragiques, chaotiques et absurdes. Accepter qu’une pandémie violente puisse se produire de manière aléatoire et ainsi atteindre des personnes quelle que soit leur moralité signifie nécessairement l’acceptation d’un monde inconnu et non systématique, c’est-à-dire l’acceptation de grands événements hasardeux n’étant pas une conséquence de gestes réprimandables.

L’adhésion à des théories érigées dans une tentative d’expliquer une réalité incertaine est en quelque sorte une forme de «dévalement» face à l’angoisse

Le Dasein et le monde

Les croyances à la conspiration peuvent trouver écho au sein de la philosophie. En particulier, le phénoménologue allemand Martin Heidegger a beaucoup écrit sur le sentiment d’angoisse en rapport avec le Dasein – l’être-le-là – dans son livre Être et Temps. Il définit les «étants» ayant un Dasein comme ceux s’interrogeant sur la signification de leur existence. Pour Heidegger, l’essence du Dasein est notre existence en tant qu’êtres-au-monde et qu’êtres-avec. Nous ne pouvons pas commencer à remettre en question ou à chercher à comprendre notre existence sans tenir compte de notre monde, qui inclut nécessairement les autres. Pour Heidegger, ces «autres» ne sont ni celui-ci, ni celle-là, ni soi-même, ni certaines personnes, ni la somme de tous·tes ; il·elle·s sont en quelques sorte le «on». En effet, l’existence dépend nécessairement d’un «on» que nous croyons proche de nous, parce qu’il est notre quotidien, et notre Dasein reste le plus souvent dissous dans le mode de vie qui est dicté par ce «on» qui demeure invisible et insaisissable. En bref, nous trouvons du réconfort dans le quotidien, car nous existons au sein du «on» et donnons un sens à l’agitation et à la myriade de choses dans notre monde. Mais pour Heidegger, ce mode du Dasein s’avère inauthentique. Notre existence en tant qu’étants dans notre vie quotidienne est éloignée et ignorante de sa domination par le «on».

L’angoisse

C’est ce rapport entre notre Dasein et le «on» que Heidegger peut développer à l’aide de sa conception de l’angoisse. Comme notre Dasein est essentiellement un être-au-monde, nous sommes nécessairement confronté·e·s à la possibilité de notre mort. La nature de l’existence en rapport avec la possibilité de la mort est unique pour ce qui est de notre compréhension des autres expériences, parce qu’elle nous met, comme aucune autre, devant nous-même. Au sein de notre existence dans le monde, nous sommes inévitablement conscient·e·s de la mort, confronté·e·s à elle telle qu’elle se présente aux autres, sans que notre mort elle-même n’ait un sens. Heidegger décrit notre attitude quotidienne à cet égard comme étant un «dévalement», comme si nous disions: «La mort viendra certainement mais pour le moment elle ne vient toujours pas.» Pour le philosophe, la mort représente «la possibilité de ne-plus-être-Dasein». Pour nous, étants qui sommes constamment poussés en avant dans le temps face à des possibilités infinies, la mort nous rappelle en quelque sorte notre nature temporelle. Celle-ci est unique parce qu’elle nous met face à notre solitude primordiale où nous sommes confronté·e·s à notre liberté des choses et des autres, et nous éloigne de notre vie confortable, normale et quotidienne; c’est dans ce retrait de la quotidienneté que nous éprouvons l’angoisse.

Les théories conspirationnistes offrent à ceux et celles qui y croient un retour à la normale puissant et confortable, alors qu’ils et elles peuvent se tourner vers l’inauthenticité de leur être, en dévalement dans le «on»

L’angoisse est une caractéristique du Dasein authentique. Nous devenons conscient·e·s de nous-même et nous nous distinguons du monde. Mais la nature de la mort décrite par Heidegger signifie que nous ne ressentons cette angoisse devant rien – elle est sans objet. Il ne faut donc pas confondre l’angoisse avec un moment soudain de peur. Il s’agit plutôt d’une caractéristique apriorique et permanente du Dasein. Mais le «on» nous procure une «constante tranquillisation au sujet de la mort», et régule notre comportement envers la connaissance de la mort. En ce qui concerne la vague de croyances aux théories conspirationnistes, nous pouvons commencer à voir comment ces théories peuvent devenir attrayantes: l’adhésion à des théories érigées dans une tentative d’expliquer une réalité incertaine est en quelque sorte une forme de «dévalement» face à l’angoisse.

La vie résultant d’une pandémie mondiale soudaine, absurde et apparemment sans fin nous a indéniablement rapproché·e·s de notre relation authentique avec la mort. Plusieurs se sentent angoissé·e·s et seul·e·s, et cela est dû à un événement dont la cause reste étrangère pour une majorité de la population. Les théories conspirationnistes offrent à ceux et celles qui y croient un retour à la normale puissant et confortable, alors qu’ils et elles peuvent se tourner vers l’inauthenticité de leur être, en dévalement dans le «on». À la lumière de l’analyse de Heidegger et de l’angoisse liée à la mort, il est donc possible de comprendre pourquoi une partie relativement importante de la population choisit de croire en ces idéologies néfastes. Durant des périodes comme celle-ci, elles permettent à ses croyant·e·s de s’éloigner du Dasein authentique et angoissé, cela afin de se rapprocher du confort de la vie quotidienne – c’est l’embrassement de l’existence inauthentique.

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Clarum per obscurius https://www.delitfrancais.com/2020/09/21/clarum-per-obscurius/ Mon, 21 Sep 2020 20:03:53 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=37329 Quelques notes manuscrites en hommage au philosophe Pierre Boutang.

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Le 20 septembre de chaque année est l’occasion de souligner la naissance du philosophe français Pierre Boutang, décédé en 1998. De nos jours, cet homme reste peu connu du grand public et même de la plupart des universitaires, lui qui a pourtant occupé la prestigieuse chaire de métaphysique de la Sorbonne de 1977 à 1985, ayant succédé à Emmanuel Levinas qui voyait en lui un digne successeur. Nous devons à Boutang parmi les meilleures traductions de Platon, de nombreux essais politiques et littéraires, une production romanesque et, surtout, des œuvres de philosophie dont la plus grande est très certainement l’Ontologie du secret (1973). George Steiner, décédé il y a quelques mois et dont on peut dire qu’il fut l’un des derniers grands humanistes de notre époque, affirmait quant à lui, à propos de l’œuvre susdite, qu’il s’agissait de l’un des « maîtres-textes métaphysiques de notre siècle », ce qui relève, en un siècle qui vit naître et mourir des titans de la pensée, un hommage tout à fait significatif et empreint d’admiration.

Dans cette Ontologie vers laquelle je souhaite attirer votre regard, nous prenons tous part à l’un des motifs ancestraux de la civilisation occidentale – peut-être l’un de ses premiers, diront certains. Pour l’homme que fut Boutang, ce motif n’est toutefois aucunement restreint à celle-ci, lui qui fut, on le sait, très proche du nationalisme des romantiques allemands, dont Johann Gottfried Herder reste encore de nos jours l’illustre représentant. On sait de ce nationalisme qu’il se voulait curieux dans sa fierté de lui-même, en cela qu’il importait pour lui que chacun détienne une juste place dans le concert des nations, ce qui revient à dire, en quelque sorte, que pour un tel nationalisme, le mot-phare de « littérature universelle » n’est guère un slogan puisqu’il corrobore un chœur où chacune des voix puise dans la force de l’autre. Ce motif, il s’ensuit donc, déborde de l’Occident et s’épanche ailleurs – et c’est plutôt l’humain qui le rencontre partout. Dans ce qu’il convient de qualifier de « voyage odysséen », motif par lequel la parole d’Homère nous recueille, l’Ontologie nous ramène, par les truchements d’un homo viator, à l’apophtegme heideggérien aux accents existentiels qui, tard dans la nuit, énonce « Das Leben ist diesig, es nebelt sich immer ein » ; dans cette « existence qui s’embrume en elle-même », nous avons affaire à un secret dont les clefs et le chemin ne furent connus que de quelques rares âmes dorées, exceptionnelles.

Bien sûr, de telles propositions apparaîtront à plusieurs comme obscures, voire obscurantistes. Qu’il me soit donc permis de vous témoigner de la profonde affection qu’une telle œuvre partage avec l’existence humaine. S’agissant de la clarté, j’en suis venu à voir en une certaine obscurité l’un des premiers critères y menant, car lorsque l’existence et ses intrications sont concernées – et nous savons combien reste profond ce massif –, toute chose est soumise par avance à un jeu d’apparences et de possessions. À peine osons-nous croire perler l’approche d’une certitude que la chose se voile à nouveau.

Tout cela, bien sûr, est connu de la phénoménologie, elle dont l’un des enseignements consiste à montrer que, le plus souvent, l’un des faux pas du regard consiste à considérer le paraître de l’être à partir de l’ap-paraître de l’étant, comme subjugué par l’attraction de l’étant, et non par l’inapparence de l’être, de sorte que l’on croit à tort détenir aisément le rendre-visible à partir d’un rendu-visible. Du moins, dit comme tel, est-ce ce qu’une certaine phénoménologie taraude, comme ces gens qui hument les odeurs d’un souvenir en recherche de quelque chose.

S’il ne s’agissait là que d’une digression, l’on peinerait à comprendre en quoi de tels propos sur la phénoménologie, l’existence, les apparences et quelques autres curiosités de la sorte peuvent nous servir dans notre commerce avec l’Ontologie. C’est que, comme le lecteur de Boutang le sait pertinemment, toute l’enquête qu’il y mène a justement son affaire en celles-ci. Qu’est-ce qu’une « ontologie du secret »? À cela, rien en ces lignes ne permettra l’esquisse d’une réponse. Ce qui est proposé, en revanche, tient en une chose toute modeste : amener à considérer l’attrait du faire-voir présent en chaque voir. C’est, je le crois, la leçon première qui doit précéder ce « baptême du désir » qu’incarne l’Ontologie, ce qui doit aussi précéder, comme le rappelait lui-même Martin Heidegger à l’égard de l’étonnement de l’être tel que magnifié dans Sein und Zeit, l’essor de la question, pour autant que cette leçon prétend nous épauler dans un chemin vers l’origine où les eaux dormantes restent rares.

L’Odyssée

Chacun connaît l’histoire d’Ulysse, roi de l’antique Ithaque et dont les ruses permirent la prise de Troie par les Achéens. Dans ce poème homérique qu’est l’Odyssée, où font cortège la nostalgie et la force aux côtés des embûches, quelque chose luit, comme caché : le retour d’Ulysse, l’Ontologie nous le montre, reste un perpétuel homecoming. Par cela, j’entends que l’image qu’a Ulysse de sa demeure, alors qu’il prend dix ans à rentrer chez lui, est quelque chose comme une bouée ; lorsque Ulysse se dévoile à Ithaque, c’est aussi Ithaque qui se dévoile pour ce qu’elle n’était pas, pour ce qu’elle ne fut jamais. L’Ontologie du secret concerne une épreuve du même genre, une épreuve irréductible connue de tous, une épreuve qui consiste à voir le véritable visage derrière nos espoirs, le secret d’entre les secrets, la présence qui nous réconforte alors que jamais elle ne fut. Nombreux furent d’ailleurs ceux à comparer la philosophie, précisément, à cela : le chemin d’un retour.

Il y a donc quelque chose de casanier dans ce voyage vers une destination qui doit nous conduire à l’origine qui n’existe pas, mais dont la présence, ô combien scintillante, reste telle la chandelle d’un cabinet tard dans la nuit. Or, au gré du périple, quelque chose de tel qu’un pèlerinage prend forme dans le cœur de certains, alors que l’apparence de la chose ne suffit plus. C’est ainsi que certains découvrent in actu exercito au seuil de la clairière – celle où les choses prennent leur lumière – la présence réelle, elle qui octroie aux choses leur apparence. Telle est la révélation qui se fait jour au creux de cette vérité supérieure, une fois dégagé de la plaine de la Λήθη – en retrait de ce qui échappe à la mémoire.  

En cela, on remarquera sans doute, en des inclinaisons familières, le sacerdoce bien connu de Simone Weil. Ce dont il est ici question, ce dont il s’agit toujours lorsque l’on s’attarde à l’existence elle-même, ce n’est rien d’autre que la croisée de l’origine et du sacré – et c’est tout à la fois. Weil, dont l’Enracinement est à bien des égards l’un des beaux moments d’un siècle déchiré, nous chuchote un peu de ce qui demeure en retrait, dans l’obscur, sans aucune prétention, sans l’arrogance de croire détenir les yeux d’Argus. Telle est la profonde affection que partage l’Ontologie, mais aussi plusieurs autres œuvres également, avec l’existence humaine ; elle partage avec cette dernière le souci de terres spirituelles, de terres qui sont nôtres depuis toujours sans véritablement l’être, de terres avec lesquelles il faut constamment renouer. Il y a quelque chose de douloureux à cela ; de nombreux Québécois le savent et bien davantage encore sont ceux des Premières Nations qui l’éprouvent, si bien que l’intitulé dudit souci dépasse les affaires courantes dont on a pourtant la besogne si prenante. L’existence est scindée par un ravin : sur son premier versant, ce versant qui ne laisse rien voir d’autre que lui-même, nous sommes tous voués à nettoyer les écuries d’Augias, à accepter de souffrir la saleté ; sur le versant caché, nous sommes avec Antigone, celle de Sophocle, avec ceux qui refusent la saleté et qui n’attendent plus que l’heure des grâces fasse son apparition – puisqu’elle est là depuis toujours, en cette « énigme du purement surgi » que chantait Hölderlin dans son poème consacré au Rhin.   

Révélation

Il faut saisir le clair par l’obscur. Les trois extases du temps nous apprennent lentement à le comprendre. Un jour, le passé s’embrume pour ensuite éclairer le présent et, un autre jour, c’est le futur qui embrume lui-même le présent et déteint sur le passé – et quoi d’autre encore. Dans le retour – « présence, avec ou sans douleur de ce à quoi il faut revenir », comme le disait d’emblée Boutang – dans l’odyssée elle-même, ce qui importe, c’est de saisir le voir par ce qui fait voir. Il n’est guère anodin que Mémoire ait été chez les Hellènes mère de toutes les muses. La poursuite du passé, de ce dont on se souvient, configure et reconfigure sans cesse les sursauts de nos répliques. Ce n’est donc pas sans raison que l’on affirmera que ce qui habite notre mémoire, ce qui guette nos nuits, on l’a appris par cœur.  Les temps modernes doivent laisser le pas à autre chose, à quelque chose de dormant en eux. Hölderlin nommait cela « habiter poétiquement la terre » ; Boutang, quant à lui, parlait du « couloir oblique », rappelant par là le « grand circuit » de Platon.

« Carcasse, tu trembles? Tu tremblerais bien davantage, si tu savais où je te mène »

Nietzsche

Or, pour ce faire, encore faut-il renoncer à Narcisse, cela afin que les griefs qu’on entretient vis-à-vis de ce qui nous dépasse puissent être abandonnés dans les boues nuisibles où ils doivent être abandonnés. À ce propos, il n’y a pas de quoi gémir : il ne s’agit pas de renoncer à soi.

Afin de mieux vous montrer la chose, et puisque c’est à lui que je dois tant, permettez qu’on laisse, un moment, la parole à Boutang lui-même : « Au tournant de la route parut, non l’ennemi prévisible, mais la tache verte, misérable et éteinte de poussière, d’un autobus de Paris. Toute question s’évanouit : ce dont la couleur était brusquement chargée – misère, exil, insolite – ne s’en séparait plus comme le dicible d’un indicible ; et nulle vive couleur, nulle fête du toucher, nul éblouissement n’avaient jamais été plus forte que cette composition du destin, où la pure qualité n’était pas, comme d’ordinaire, offusquée et menacée par les formes bien connues : ces formes, la situation même, étaient comme appelées et pas encore englouties dans l’immédiat de ce vert poussiéreux du S. Et s’il allait peut-être falloir, bientôt, “le dire aux anges”, ce ne serait pas plus difficile que de leur conter comme en notre monde se prouvait le théorème de Thalès. Si les sites, les mouvements, l’essence d’un désastre avaient pu se plonger ou condenser en une tache colorée, la mort les anéantirait ou sauverait ensemble. Et dans ce cas les anges, eux, auraient à lui annoncer ce que “cinabre, bleu, fraîcheur, amertume” avaient une fois “voulu” dire. »

Et permettez cette fois-ci, finalement, une digression, peut-être bien la seule de ces notes : « Carcasse, tu trembles? Tu tremblerais bien davantage, si tu savais où je te mène. » Cette phrase de Nietzsche possède ce siècle qui s’ouvre très vite, malgré nous. N’avons-nous succombé à celle-ci, à celui-ci? À ce propos, ce fut la fougue de Nietzsche que de saisir l’envers terrifiant du chemin vers l’Être ; ce fut l’humilité de Boutang de n’accepter rien d’autre que d’être confié à lui. Car, en définitive, l’un nous tend la main et l’autre nous crache au visage. Qui est qui? Certains savent. D’autres le tairont. Mais, en cette soif, qu’elle soit tendre ou terrible – mais belle, toujours –, l’on n’échappe jamais à l’existence. Et, à vrai dire, je ne puis constater rien d’autre que cette soif. – Il y a là, entendons-nous, tous les ingrédients d’une tragédie.

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